mardi 14 juillet 2009

Le mal qui est en nous

source.



Chaque fois que je réfléchis à la question de la monstruosité humaine, je suis toujours frappée par les récits de guerre civile. Voilà donc des sociétés humaines organiques qui ressemblent terriblement à la nôtre, avec des villages, des familles, des amis, des collègues, toute une petite humanité qui se côtoie, vit, travaille, nait et meurt ensemble. Voilà le frère qui fait sauter tes gosses sur les genoux et les regarde grandir, voilà le voisin qui fait péter l'apéro avec toi, le soir, à la fraîche, voilà ta femme qui a porté vos enfants en son sein, voilà le docteur qui a soigné les petits bobos comme les grandes douleurs. Et puis, presque soudainement, ce sont tes ennemis. Voilà maintenant le barbare qui surgit de la nuit, qui explose ta porte d'un coup de pied fracassant, qui tire tes gosses par les cheveux dans la cour avant de leur exploser le crâne contre l'arbre auquel tu avais accroché la balançoire avec laquelle il compte te pendre. Voilà le monstre qui va violer ta femme et ta fille sous tes yeux. Voilà ta mort immonde et inimaginable, avec laquelle tu jouais à la pétanque, il y a encore quelques semaines.
Comment tous ces gens parfaitement normaux, tellement semblables à nous ont-ils pu faire cela ? Comment pouvons-nous nous faire cela à nous-mêmes ? Et comment, toi-même, en entendant le hurlement animal de ceux que tu aimes en train de mourir de façon ignoble, comment toi-même, quand tes yeux ont débordé de toute cette saloperie, quand tes oreilles ont sifflé de trop de fracas, comment toi-même as-tu pu devenir cet exécutant froid et monstrueux qui a semé la mort et le désespoir autour de lui sans aucun état d'âme ?
Il n'y a pas de monstres naturels planqués au milieu des justes, il n'y a que notre part d'ombre qui attend, tapie au fond de chacun d'entre nous, les circonstances qui seront propices à son éclosion.
Ni meilleur, ni pire que les autres.

JBB trouve ma vision de l'humanité particulièrement noire. « Si chacun de nous peut devenir un monstre au gré des circonstances, alors comment espérer améliorer l'humanité ? » Il préfère penser que l'éducation, la culture, la volonté peut-être aussi, sont des remparts suffisants, des préalables nécessaires qui rendent le cœur des hommes insensible à la possibilité de la barbarie.
- « Mais dans ce cas, il n'y aurait eu que des abrutis incultes chez les nazis, chez les dictateurs, les tortionnaires ou les tueurs en série. Or, tu sais très bien que ce n'est pas le cas. De la même manière que les sectes recrutent dans l'ensemble de la société, la saloperie s'épanouit sur tous les terreaux. Et l'erreur suprême, c'est de te croire à l'abri, toi-même, de ne jamais devenir le monstre de quelqu'un. »
- « Ben non, je le sais, je ne pourrais jamais sombrer dans la barbarie. »
- « Facile à dire, ici et maintenant, au moment où tu ne risques rien ou pas grand-chose, dans une vie confortable où tu as le vital, l'essentiel et quand même pas mal de superflu. Tu as vu The Mist, à propos ? »
- « Heu non. »
- « Et bien, c'est un film de genre qui raconte justement comment, plongée dans des circonstances exceptionnelles, une petite communauté humaine glisse en quelques heures dans la barbarie. »

Quand les repères normaux ne sont plus là, quand la routine stabilisante et fiable du quotidien vole en éclat, quand une menace terrifiante et inconnue rôde juste à côté, des gens ordinaires, complètement ordinaires, peuvent se transformer en meute assoiffée de sang tout aussi dangereuse que les pires créatures lovecraftiennes. C'est le propos de ce film, hors normes, qui prend un à un tous les poncifs du film américain pour leur tordre le cou et montrer que l'horreur n'est pas qu'à l'extérieur : elle vit aussi dedans, et ne demande qu'à sortir. (Voir article du CSP, du 3 avril 2008, sur The Mist )
Parce que finalement, Hannah Arendt ou Milgram n'ont jamais rien dit d'autre : attention, le monstre est en nous, il suffit d'un environnement favorable pour qu'il sorte. La différence entre le bourreau et le résistant est tellement infime que bien malin celui qui pourra prédire qui deviendra quoi.

- « Ce que l'on sait, c'est que quand ça chie, en gros, tu as trois profils qui sortent du bois : la grosse majorité silencieuse et passive qui rentre la tête dans les épaules, regarde ailleurs et attend que l'orage passe, chronique de la lâcheté humaine ordinaire, la grosse minorité active qui s'épanouit dans le merdier et qui voit dans le chaos une formidable opportunité de se goinfrer et de dominer tous les autres et une toute petite minorité riquiqui de gens exceptionnels qui refusent tout ça, relèvent la tête et deviennent des héros. On a tous envie d'être des héros, mais en vrai, on a nettement plus de chances de finir dans la peau d'un salaud qu'autre chose quand l'Histoire bascule. »
- « Oui, mais tu ne nies pas qu'il y a des justes. »
- « Non, heureusement d'ailleurs. Ce que je trouve aussi fascinant, c'est qu'ensuite, tu te rends compte que les justes, ce ne sont jamais les gens que l'on pouvait attendre au tournant. Ce sont souvent des gens terriblement ordinaires, eux aussi, pas spécialement forts, courageux ou intelligents, des comptables, des instit', des boulangers, exactement comme les mecs d'en face. Ce sont juste les circonstances qui nous révèlent à nous-mêmes. Tant que ça ne chie pas, tu ne peux pas savoir ce que tu as vraiment dans le bide. »
- « Je crois qu'on sera dans les justes. »
- « Personnellement, j'espère juste faire partie des lâches, ce ne serait déjà pas si mal s'en tirer... Parce que je connais ma part de sauvagerie, parce que je la sens, là, bien au fond, mais toujours prête à sortir, en fonction des circonstances. Quand tu te retrouves avec les genoux derrière les oreilles à pousser comme un animal pour sortir un enfant de ton ventre, tu prends la juste mesure du prix à payer pour donner la vie, tu fais connaissance avec ta part d'animalité et tu comprends soudain que tu pourras être capable du pire pour sauvegarder cette petite étincelle de vie que tu viens de mettre au monde. Ça te rend plus humble, quelque part, quant à ta propre humanité et ta part de monstruosité »
- « Quel pessimisme ! »
- « Ne crois pas ça. Je suis au contraire une incurable optimiste. Je parlerais plutôt de lucidité. Si la société peut flatter les plus bas instincts, nous pousser à l'avilissement, faire sortir de qu'il y a de pire en nous, alors, cela signifie aussi qu'avec une autre construction sociale, on peut également tirer l'ensemble des gens vers le haut, valoriser le meilleur en chacun de nous, museler le monstre qui dort et nous pousser au dépassement de soi. C'est en ça que je crois vraiment. Non pas en un monde meilleur, mais dans la volonté commune de faire un monde qui nous rend meilleurs. » Et c'est pour cela que je ne baisse pas les bras.

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Agnès Maillard sur son blog, Monolecte



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