dimanche 23 novembre 2008

Les Amériques d’avant Colomb ont une longue histoire

Si vous croyez que l’Amazonie n’est qu’une forêt vierge inhabitable, qu’il n’y avait pas de ville au Pérou avant les Incas, c’est parce que la nouvelle histoire des Amériques est encore mal connue en Europe. L’essai de Charles C. Mann est un précieux état des lieux de la recherche sur le Nouveau Monde.

« Durant près de cinq siècles, l’idée selon laquelle les Amérindiens vivaient dans une espèce d’éternité anhistorique garda la préséance dans les travaux de recherche, pour essaimer ensuite dans les manuels scolaires, les films hollywoodiens, les articles de presse, les campagnes écologiques, le roman d’aventures populaire et les T-shirts sérigraphiés. Que la représentation soit flatteuse ou péjorative, il lui manquait dans les deux cas ce que les sociologues appellent “l’action” : les In­diens n’étaient pas des acteurs à part en­tière, se bornant à recevoir passivement les aubai­nes ou les désastres que le hasard plaçait sur leur chemin. »

Telle est l’image que Charles C. Mann, par touches successives, entreprend de modifier profondément dans cet essai historique, archéologique et anthropologique sur les Amériques pré- et postcolombiennes. Par la même occasion, il introduit le lecteur français à une histoire longue du continent américain : méconnue en Europe, elle soulève aux Etats-Unis des débats passionnés, tant elle touche aux imaginaires nationaux des communautés qui peuplent ce pays.
Suivons donc C.C. Mann, et repartons du ta­bleau classique : tardivement venues, tardivement sédentarisées, ignorant les métaux ferreux, la roue et l’élevage animal, les sociétés amérindiennes étaient faiblement développées, fragiles et étroitement dépendantes des ressources naturelles. Argument souvent rappelé : leurs effectifs faibles ont pu donner l’impression d’un continent sous-peuplé, voire presque vide.

Voilà quarante ans, toutefois, bien des historiens ont commencé à changer d’avis. L’idée d’une catastrophe épidémique consécutive à l’arrivée des Européens est ressortie des archives, documentée, et par effet de retour a conduit, depuis les années 1960, une bonne moitié de la communauté des historiens à soutenir la thèse d’un peuplement dense de certaines régions des Amériques : la Mésoamérique, le Mississipi, l’aire andine, les Ca­raïbes. Un siècle après les contacts, la dégringolade démographique est, selon Noble D. Cook et Woodrow W. Borah, monstrueuse : l’aire aztèque passe de 25 millions d’âmes en 1518 à 700 000 en 1623. Une révision générale amène donc Henry F. Dobyns et William Denevan, qui publient dans les années 1970, à décrire des Amériques précolombiennes aussi peuplées que l’Europe, avec plus de 80 millions d’habitants.
Elevée à l’échelle d’un continent, cette révision drastique des chiffres ne peut pas passer inaperçue : gratifiante pour les Amérindiens, aggravante pour les colonisateurs, elle a soulevé des débats dont les enjeux se sont rapidement chargés d’animosités politiques. La démographie historique est devenue, aux Etats-Unis, une discipline à haut risque. En bon journaliste, C.C. Mann cherche cependant à nous faire profiter des développements scientifiques de cette nouvelle thèse : si les Indiens étaient nombreux, plus nombreux en tout cas qu’on le pensait avant, comment avaient-ils fait pour se développer ? C’est là qu’interviennent les recherches des archéologues.

On a en effet longtemps affirmé que les Amérindiens furent des agriculteurs tardifs, en raison – disait-on encore il y a vingt ans – du faible nombre d’espèces domesticables disponibles. Peut-être, mais quelles espèces : haricot, tomate, pomme de terre, coton et surtout le maïs, la céréale qui depuis a connu le plus vaste diffusion dans le monde qu’on puisse imaginer. L’histoire du maïs est étonnante : on ne lui connaît pas de forme intermédiaire entre le sauvage et le domestique. Il y a 6 000 ans, pense-t-on, dans une vallée du Sud-Mexique, le maïs résulta d’une « entreprise consciente et audacieuse » de sélection génétique de la part des anciens Mexicains. Aujourd’hui, il existe dans cette région quelque 5 000 variétés de maïs, et cette céréale, à elle seule, a suffi à soutenir toutes les civilisations urbaines des Amériques. Celles des anciens Mexicains, des Mayas et des Péruviens ont laissé des traces tangibles d’architectures sacrées qui, bien sûr, ont toujours impressionné les archéologues, mais semblaient, encore une fois, tardives. Les fameux Aztèques, les célèbres Incas venaient à peine de s’imposer lorsque la conquête espagnole interrompit leur histoire. Les temples mayas, quant à eux, déclinaient depuis l’an mil : rien de si ancien, en somme, qui fît concurrence aux aventures urbaines multimillénaires de notre Proche-Orient. Eh bien, c’est chose faite : depuis le milieu des années 1990, la zone côtière désertique du Pérou a livré d’étonnantes fondations du iiie millénaire avant J.-C., témoignant de civilisations urbaines précoces fondées sur l’irrigation et la pêche, et sans doute déjà structurées en Etats. C’est le Norte Chico, un modèle d’urbanisme en milieu aride, dont C.C. Mann nous explique qu’il fait tout simplement reculer les civilisations amérindiennes de 2 000 ans en arrière…

Restaient la vaste Amazonie, les plaines et les savanes, tous ces espaces de chasse et de nomadisme primitif. Immense, impénétrable et quasiment déserte, l’Amazonie figure parmi les espaces marginaux que personne n’avait semble-t-il vraiment disputés aux Indiens. Et pour cause : dans les années 1970, les plus écoutés des anthropologues, comme Betty Meggers et Robert Carneiro, expliquaient qu’un tel environnement de forêt tropicale était fragile et limité en ressources, impropre à toute densification humaine. L’histoire et l’archéologie ont depuis bouleversé cette idée : les recher­ches menées depuis vingt ans ont montré que le cours central de l’Amazone et du Rio Negro, et plus encore, que les marais de l’Est bolivien ont connu, il y a plusieurs siècles, des concentrations humaines tout à fait inconnues aujourd’hui, associées à des chefferies et des techniques raffinées, ainsi qu’à d’étonnantes méthodes agricoles aujourd’hui en pleine redécouverte, suggérant que la forêt amazonienne tout entière n’est peut-être qu’un jardin amérindien aménagé.
Tout cela mis bout à bout brosse évidemment une histoire des Amériques qui ne cadre plus avec la légende du continent presque vide parcouru par des nomades emplumés. Et là-dessus, l’auteur a raison : l’archéologie des Amériques (sans doute l’une des plus tard venues sur la scène scientifique) montre aujourd’hui que sur ce continent, des civilisations étaient en marche depuis presque aussi longtemps qu’en Eurasie, montrant des dynamiques économiques, politiques, religieuses et intellectuelles tout à fait originales, en tout cas actives. Globalement, leur destruction fut l’½uvre des Européens. Dans le dé­tail, bien des inconnues subsistent, car les mystères des cités et des temples en ruines bien avant la conquête posent tout de même toutes sortes de questions sur les rapports entre l’homme et la nature. Pourquoi les cités mayas du Yucatan ont-elles décliné de la sorte vers l’an mil, si ce n’est à cause de leur propre succès, de la déforestation, mais aussi peut-être de la guerre ? Pourquoi, trois siècles plus tard, la seule grande agglomération du Mississipi, Cahokia, connaîtra-t-elle à son tour la ruine et l’abandon ?
De simplement historiques, ces questions sont devenues théoriques, explique C.C. Mann : plus une civilisation est active, plus elle se rend responsable de son environnement. Plus les archéologues célèbrent les succès et les échecs des so­ciétés amérindiennes, plus ils dérangent une autre image : celle, entretenue par des courants « nativis­tes », d’un continent fragile, à peine égratigné par un Indien modeste et respectueux de la nature, qu’il convient de protéger contre tout développement intempestif.

Sur sa conclusion, l’essai de C.C. Mann se charge donc d’une leçon. Il ne cache pas ses sympathies pour une vision aussi peu rousseauiste que possible des peuples d’Amériques. Il épingle l’écologisme forcené qui veut faire de l’Indien un gardien éternel de la nature et des forêts tropicales des réserves naturelles. La nouvelle histoire du continent montre, selon C.C. Mann, que l’Amérique n’a jamais été plus sauvage qu’aucun autre continent, et que donc rien ne s’oppose dans le principe à ce que cette histoire se poursuive. Mieux même : à suivre l’auteur, le goût de la liberté individuelle et de la démocratie pourrait bien être une invention iroquoise, passée subrepticement chez leurs successeurs et beaucoup moins européenne qu’on le pense habituellement.

Source:scienceshumaines

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