vendredi 5 septembre 2008

Toumaï a plus d'un père. C'est là son drame

Son crâne a été trouvé au Tchad en 2001, dans le désert du Djourab, par Ahounta Djimdoumalbaye, un étudiant tchadien qui participait à la Mission paléoanthropologique franco-tchadienne (MPFT).

Le géographe Alain Beauvilain, qui encadrait cette fouille, en est devenu le premier père médiatique en diffusant la nouvelle de la découverte : une initiative condamnée par le paléontologue Michel Brunet, directeur de la MPFT, qui n'était pas, alors, sur le terrain et ne lui a jamais pardonné cette "gesticulation intempestive".



Depuis lors, entre les deux hommes, Toumaï est comme l'enfant du divorce, prétexte à toutes les querelles. Aujourd'hui professeur au Collège de France, Michel Brunet est le père scientifique incontesté du fossile : c'est lui qui a pris le risque de chercher des hominidés dans cette partie de l'Afrique, alors que tous ses collègues se cantonnaient dans l'est du continent, riche en ossements ; c'est lui qui en a fait la première description scientifique, datant Sahelanthropus tchadensis de 7 millions d'années - soit au plus près de la divergence évolutive supposée entre les ancêtres des chimpanzés et ceux des hominidés. Et à une date deux fois plus ancienne que celle attribuée à la célèbre australopithèque Lucy.

Evincé de la MPFT, Alain Beauvilain s'ingénie à miner cette paternité. Il multiplie les publications scientifiques qui égratignent la réputation de son ancien patron. Dernier épisode en date : un article que vient de publier le South African Journal of Science (SAJS), où le géographe met en doute la datation absolue, grâce au béryllium, proposée début 2008 par Michel Brunet et des physiciens, qui confirmait l'âge initialement évalué à 7 millions d'années.

Alain Beauvilain rappelle tout d'abord que le crâne de Toumaï n'a pas été déterré - "unearthed" - contrairement à ce qui est indiqué dans plusieurs publications de la MPFT. Mais qu'il a simplement été collecté sur un sol de "sable meuble sans cesse remanié par le vent". Dans ces conditions, localiser avec précision Toumaï sur des coupes stratigraphiques est à son sens "impossible". Le fossile a pu subir des déplacements latéraux et verticaux, au fil de l'érosion du sol sur lequel il reposait, estime le géographe, qui fait le parallèle avec les champs de mines dans les zones désertiques, où les engins explosifs peuvent se mouvoir au fil du temps, le vent enlevant "le sable sur un côté de l'objet, créant un creux dans lequel l'objet roule".

Le raisonnement de M. Beauvilain est le suivant : les techniques de datations au béryllium, qui se fondent sur l'analyse d'échantillons de sédiments, ne sont pas adéquates pour livrer l'âge du fossile dans la mesure où celui-ci n'a pas été trouvé in situ, emprisonné dans ce substrat.

Le géographe ne remet cependant pas en cause la datation relative par biochronologie, proposée dès 2002 par Michel Brunet. "On pouvait s'en contenter", estime M. Beauvilain, qui juge en revanche que la datation au béryllium est le fruit d'un "magnifique raisonnement circulaire" : "Il faut se réjouir qu'ayant calibré la démarche avec les âges biochronologiques des fossiles, ce sont ces mêmes âges qui apparaissent en résultats de l'étude", plaisante-t-il.

Michel Brunet balaie ces critiques, qu'il juge "malveillantes et non scientifiques". Si le fossile avait été "remanié", c'est-à-dire déplacé de sa gangue originelle au point de fausser l'analyse chronologique, le vent responsable d'un tel décalage aurait dû le dégrader bien plus qu'il ne l'était lors de sa découverte, avance-t-il. Il était donc légitime d'employer la biochronologie en 2002 et de se fonder sur celle-ci pour calibrer les nouvelles datations.

"Le risque de circularité, d'autocorrélation des données, existe toujours, convient Patrick Vignaud, qui a pris la succession de M. Brunet à l'université de Poitiers. C'est pourquoi nous avons décortiqué la question dans notre article détaillant la méthode." Comme Michel Brunet, ce chercheur se désole de la publicité donnée à cette querelle, à son sens sans objet, "dramatique pour la crédibilité de la profession".

M. Beauvilain n'est cependant pas totalement isolé dans sa croisade. L'article qu'il a soumis au SAJS a été traduit et mis en forme par Martin Pickford (Muséum national d'histoire naturelle). Ce paléontologue kényan n'est autre que le codécouvreur d'Orrorin tugenensis, un fossile vieux de 6 millions d'années mis au jour au Kenya et "concurrent" de Toumaï au titre de notre plus ancien ancêtre...

Martin Pickford avait déjà joué les intermédiaires auprès du SAJS dans une précédente publication mettant en cause l'équipe de M. Brunet. L'affaire vaut d'être rappelée : Alain Beauvilain, flanqué d'un ami dentiste, avait reproché en 2004 au futur professeur au Collège de France d'avoir positionné par erreur une molaire gauche dans une mandibule droite d'un fossile de Sahelanthropus tchadensis trouvé plus récemment. La réplique avait été cinglante : 28 paléontologues internationaux avaient attesté que la quenotte était bien à sa place et le SAJS avait publié leur lettre de soutien à la MPFT.

L'année suivante, ce modeste journal - 800 exemplaires diffusés - avait cependant redonné la parole à M. Beauvilain, qui pointait, non sans ironie, une source possible de la méprise : les clichés de la molaire avaient été présentés à l'envers. M. Brunet avait alors dû se fendre d'une note remerciant son ancien collaborateur d'"avoir indiqué les erreurs de légende". Assurant que cette inversion ne modifiait de toute façon pas l'interprétation du fossile.

En cette fin d'été 2008, au grand dam de Michel Brunet, les mêmes protagonistes jouent donc une partition assez bien rodée. Martin Pickford harcèle son rival sur plusieurs fronts. Il va jusqu'à questionner la validité de la datation biochronologique proposée en 2002.

Selon lui, les restes d'anthracothères (lignée d'hippopotames éteinte) retrouvés dans le désert tchadien, qui ont servi d'"horloge évolutive", ne se rapportaient pas à une seule espèce, mais à deux, apparues successivement dans la région. La fourchette temporelle balisée par leur présence serait élargie d'autant, de 6 millions à 10 millions d'années. "Pour moi, Toumaï peut être beaucoup plus âgé, peut-être de 10 millions d'années", avance Martin Pickford. Voilà qui collerait à merveille avec son interprétation du fossile tchadien, qui n'est selon lui qu'une vieille femelle proto-gorille, et non notre ancêtre en titre...

Le paléontologue Fabrice Lihoreau (Montpellier), successeur d'Alain Beauvilain dans la logistique des fouilles de la MPFT, réfute cette analyse, fondée sur ses propres données, utilisées par Martin Pickford à son insu. "Il n'y avait pas deux espèces d'anthracothères sur le site tchadien, mais seulement des mâles et des femelles, de taille distincte", assure-t-il.

Malicieux, M. Pickford s'interroge enfin sur le fait que la datation au béryllium n'ait pas été publiée dans Nature, pourtant friande de grandes premières scientifiques, mais dans une revue américaine de rang inférieur, les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Dans une lettre éditée par le CNAR, le CNRS tchadien, M. Brunet indiquait, en juin 2007, que les relecteurs sollicités par Nature avaient refusé son manuscrit, mais qu'il devait le soumettre à nouveau.

Les modifications apportées ont-elles été jugées insuffisantes ? Nature est-elle passée à côté d'une méthode révolutionnaire de datation ? "No comment", répond Henry Gee qui, au prestigieux hebdomadaire britannique, s'occupe des questions paléontologiques.

"Si Martin Pickford, qui s'était déjà montré un relecteur complaisant en 2004, est derrière cette affaire, lâche Michel Brunet, je lui conseillerais plutôt de publier enfin une coupe de la tête du fémur d'Orrorin." Une façon de jeter le gant à son rival masqué : cet élément permettrait en effet de confirmer qu'Orrorin était bien bipède - un signe d'"humanité" -, comme l'affirment ses découvreurs.
Source:le monde

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