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Fatigue, burn-out, surcharge mentale, épuisement professionnel… ces notions ont marqué le début du XXIe siècle et prennent une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie. Pourquoi parle-t-on autant de fatigue ? Notre mode de vie moderne produit-il de l’épuisement ? Alors que d’aucuns voient la fatigue comme le symptôme de l’individualisme moderne, nous proposons ici d’examiner l’expression de la fatigue comme une revendication sociale légitime, celle de la prise en compte de nos besoins vitaux.
Une fatigue « moderne » ?
Dans son excellente Histoire de la fatigue, Georges Vigarello retrace les mutations dans les manières dont la fatigue a été comprise, exprimée, représentée et étudiée depuis le Moyen Âge en Occident. L’histoire qu’il raconte est celle de l’évolution du regard porté sur les corps humains, mais aussi celle de l’évolution des valeurs et des structures socioculturelles qui influent sur le rapport au corps, et l’évolution de l’importance accordée à certains individus, ou certaines formes de fatigue, à différentes époques. De la fatigue des chevaliers errants ou des pèlerins au Moyen Âge à celle des ouvriers au XIXe siècle, l’histoire de la fatigue n’est pas étrangère aux valeurs de l’époque qui la représente. C’est l’histoire de ceux qui comptent, des fragilités et vulnérabilités reconnues au sein de la société.
Aussi doit-on se demander ce que véhicule aujourd’hui le discours important sur la fatigue dans nos sociétés contemporaines. Il y a un paradoxe moderne avec l’émergence d’un nouveau vocabulaire pour parler de la fatigue : burn-out, épuisement professionnel, surcharge mentale… Alors que concrètement nous vivons à une époque où nous avons de plus en plus de loisirs et une protection offerte par le droit du travail, la fatigue devient omniprésente dans nos discours. Certains pourraient argumenter qu’il s’agit de l’invention de pathologies nouvelles, ou alors le résultat d’une demande accrue de liberté et le rejet de toute forme de contrainte extérieure.
Dans son ouvrage La société de fatigue, Byung-Chul Han défend notamment la thèse que notre société moderne n’est plus une société « disciplinaire » (Foucault), mais une société d’accomplissement, de succès, ou le sujet est libre de toute domination externe. Selon Han, les pathologies de l’époque présente (burn-out, dépression) ne résultent pas de contraintes ou de formes d’exploitation, mais d’un excès de positivité ou de liberté, et de l’exigence de perfection et de performance que chacun s’impose à lui-même, une « exploitation volontaire de soi ».
Si Han a raison d’insister sur un changement de paradigme, un tournant individualiste dans une société qui valorise la productivité et condamne le temps « inutile », il est néanmoins loin d’être démontré que les contraintes extérieures ont disparu. Au contraire, ces « valeurs » d’accomplissement et de réussite sont aussi déterminées par les contextes et institutions qui exigent de plus en plus le développement des compétences, une évaluation et un contrôle de plus en plus renforcé de la performance mais aussi de la personne.
Un problème ancien
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication, le développement des réseaux sociaux et des outils de contrôle constituent bien entendu de nouveaux enjeux modernes auxquels personne, ou presque, n’échappe.
Cependant, la fatigue est loin d’être un enjeu propre au XXIe siècle. Friedrich Nietzsche soulignait déjà en 1878, dans Humain trop humain, l’évolution des valeurs qui conduisait au rejet du repos et à la course à la performance et à la productivité : « Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. En aucun temps les gens actifs, c’est-à-dire les gens sans repos, n’ont été plus estimés. » Nietzsche critiquait une société qui ne comprenait plus l’importance de la lenteur, de la contemplation et du repos, n’accordant de crédit qu’à l’activité et l’utilité.
Avant Nietzsche, Karl Marx écrivait dans Le Capital (1867) que l’une des injustices fondamentales du système capitaliste était le fait qu’il privait les individus du temps de repos nécessaire, « vol[ant] le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil » et exigeant de la part de chacun un effort maximal, n’accordant qu’un repos minimal « sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. »
Son gendre, Paul Lafargue, offrait en 1883 (Le droit à la paresse) une critique radicale de la société qui avait érigé le travail en valeur suprême afin de justifier l’exploitation des travailleurs, faisant de la valeur travail un outil d’asservissement en apparence moins violente que l’asservissement par la force, mais tout aussi problématique. Et alors que même à l’époque le développement de nouvelles technologies aurait pu permettre aux gens de travailler moins et de disposer de plus de temps pour le repos et les loisirs, au lieu de mettre la technologie au service des besoins humains, celle-ci semblait les avoir mis en concurrence, les obligeant à prouver leur utilité et à lutter pour avoir le droit de travailler toujours plus.
Ce qui a changé
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? Sommes-nous vraiment plus fatigués qu’auparavant ? Il est vrai que la fatigue au travail atteint actuellement des ampleurs inquiétantes, avec près d’un salarié sur cinq en risque d’épuisement d’après une enquête de 2019, sans parler des effets de la pandémie notamment dans certains secteurs, comme dans les domaines de la santé et de l’enseignement supérieur.
Il serait impossible d’établir une comparaison historique, ou d’essayer de quantifier le degré de pénibilité dans différents contextes ou situations. Et cela d’autant plus que la fatigue est une notion protéiforme, comportant des dimensions physiques, psychiques, et émotionnelles.
Ce qui est résolument contemporain, cependant, c’est que la fatigue a envahi nos discours, et nos manières de nous décrire. L’on en parle plus volontiers à l’heure actuelle, et nous inventons de nouveaux usages et de nouvelles expressions pour décrire cet état (burn-out, surcharge mentale…). Et alors qu’auparavant parler de la fatigue avait une connotation négative, aujourd’hui l’acceptation de la vulnérabilité ou de la fragilité provoquée par les situations subies s’exprime comme la revendication de nos besoins (de sommeil, de repos, de liberté, de sens).
Dire la fatigue : une nouvelle revendication sociale
Historiquement, la prise en compte de la fatigue a été une manière de rendre visible la situation des individus auparavant privés de voix et de visibilité au sein de la société. Exprimer la fatigue, la nommer, rechercher ses causes et ses mécanismes, la représenter, vont ainsi de pair avec la prise en compte sociétale des formes de souffrance jusqu’alors ignorées ou méprisées.
Plus que le symptôme d’une société individualiste où chacun vise l’accomplissement personnel, nous émettrions l’hypothèse que le discours contemporain sur la fatigue dévoile l’inadéquation ressentie de manière de plus en plus vive entre les systèmes économiques et sociaux au sein desquels nous vivons et travaillons, et nos besoins et aspirations en tant que vivants humains.
Dans ce contexte, nous devrions plus que jamais porter attention à ce que veut dire l’expression de la fatigue. Et surtout à une modification dans ce discours. Au cours du XXe siècle, la représentation de la fatigue est devenue progressivement de plus en plus psychologique, intérieure, en lien avec le vécu personnel ou individuel. Peter Handke, dans son Essai sur la fatigue (1996), la disait par exemple « séparatrice », un repli sur soi et rupture de nos liens avec le monde.
Aujourd’hui cependant, la fatigue s’articule selon une dimension collective. Non plus l’état d’un « je », mais celui d’un « nous », par exemple dans ce dossier de Philosophie Magazine de 2019, « Pourquoi sommes-nous si fatigués ? », ou dans les multiples références à la fatigue des travailleurs, des soignants, des Français dans les médias.
Ce passage de l’individuel au collectif suggère que la fatigue est amenée à jouer un nouveau rôle dans notre société : plus que la description d’un état ou un phénomène touchant la personne dans son intimité, elle devient (peut-être) un outil de revendication sociale.
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