Ils ont l'habitude des réunions de crise mais celle-ci est spéciale. Lundi 30 novembre, la nuit dehors est glaciale, l'ambiance à l'intérieur électrique. Un groupe mythique vit ses dernières heures. Chez Bertrand Cantat, ce soir-là, ils sont trois à constater le désastre. Outre le chanteur, il y a Denis Barthe, surnommé "Nini", le batteur solide comme un roc, et Jean-Paul Roy, le bassiste discret. Mais "Sergio", le quatrième, le guitariste, n'est pas là. Les trois hommes sont comme des amoureux largués sans explication. Ils ne comprennent pas. Celui qui occupe leurs conversations est parti, sans un regard, sans une parole. Depuis tout à l'heure, ils essaient de l'appeler, mais "Sergio" refuse de répondre. Sergio, le surnom de Serge Teyssot-Gay, a tout dit dans un communiqué tombé vers 16 heures : "Je fais part de ma décision de ne pas reprendre avec Noir Désir, pour désaccords émotionnels, humains et musicaux avec Bertrand Cantat, rajoutés au sentiment d'indécence qui caractérise la situation du groupe depuis plusieurs années. » Un communiqué ! Et ce mot, "indécence", qui leur est lancé en pleine figure. Ils n'en reviennent pas. Ils ont connu bien des tempêtes. Mais jamais elles ne se sont apaisées à coups de "déclaration officielle". Cette fois, "Sergio" se dérobe, il ne veut plus parler. Juste tourner le dos à son passé et dire à la France entière que Bertrand n'est plus son ami.
Entre plaisir et effroi
Abasourdis, les trois musiciens bordelais sont condamnés aux interprétations. Ils se remémorent les dernières fois, les derniers mots échangés. C'était la semaine précédente, lors d'une répétition, ici à Bordeaux. Les quatre amis étaient convenus de répéter de nouveau le mercredi suivant chez Denis, dans sa maison des Landes, d'où l'on voit des animaux, des chevaux. Le groupe allait peut-être réussir à faire ce disque, dû par contrat à Barclay et attendu par des milliers de fans. Certains jours, ils arrivaient à oublier combien l'avenir était incertain, suspendu à un Bertrand Cantat en panne d'inspiration, et toujours marqué au fer rouge par le meurtre de Marie Trintignant. D'autres fois, c'est l'angoisse qui gagnait : lui devant, perdu, sec de mots ; eux derrière, désorientés.
Ce 30 novembre, dans la maison de Bordeaux où les amis discutent, c'est le sentiment de lassitude et de gâchis qui domine. "Sept années de malheur partagé pour en arriver là : que l'un crache sur l'autre", se désole un des très proches du chanteur. Jusqu'alors ils disaient : "On va mal et on n'est pas loin d'aller très mal, mais ils espéraient que le pire était derrière eux. Sept ans ont passé depuis que Bertrand Cantat a frappé au visage Marie Trintignant et l'a laissée sans soins pendant de longues heures. Des années rythmées par d'autres drames, comme un feuilleton tragique. En 2007, la mère du chanteur est morte brutalement deux mois avant qu'il ne sorte de prison. Elle ne l'aura pas revu libre. En janvier dernier, sa femme, Kristina, s'est suicidée. "Sans vouloir l'exonérer de ses responsabilités, on peut reconnaître que l'addition est salée pour lui", poursuit son ami.
Malgré tout, malgré la culpabilité qui d'après tous ses proches le ronge, Cantat s'interrogeait ces derniers mois, comme tout prisonnier retrouvant la vie civile, sur la reprise de son métier, la seule chose qu'il sache faire. Si les mots lui font défaut, sa voix et son énergie n'ont pas disparu. Début octobre, un buzz électrise la Toile : Cantat sera aux Rendez-vous de Terres Neuves, un festival organisé à Bègles par Jeannette, la manageuse du groupe. Ce n'est pas avec Noir Désir qu'il se produira mais avec Eiffel, le groupe d'un de ses amis. En quelques heures, les billets s'arrachent. En guise de retour, il interprète trois titres, des reprises. Dix jours plus tard, le chanteur est sur une autre scène, à Mérignac, dans la banlieue de Bordeaux. Il est accompagné par Denis Barthe et par Jean-Paul Roy. C'est presque Noir Désir, mais ce n'est pas Noir Désir : Sergio est absent, déjà. Dans la salle, les spectateurs exultent, les portables filment l'événement : "Bertrand est de retour." C'est bien lui, ce grand type souriant, les bras en l'air et balançant la tête comme au bon vieux temps.
Le trio, pourtant, garde un souvenir mitigé du concert. Se retrouver sur scène leur a plu. La folie qui les attendait dans la loge les a effrayés. Tout le monde veut féliciter la star, tout le monde veut recueillir LA déclaration, la première, de Bertrand depuis 2003. "Certains, persuadés que le groupe est aux abois, ont proposé de l'argent liquide, de la main à la main, en échange d'une interview", raconte un témoin. L'attente est énorme, la curiosité intacte. Dès le lendemain, à la télé, à la radio, dans les journaux, sur internet, partout, il est le sujet du jour : "Cantat peut-il revenir ?" On interroge les philosophes, comme Cynthia Fleury : "Le message qu'il envoie est celui de l'effacement de l'acte. Comme si on pouvait tuer une femme, reprendre sa vie assez vite et en récupérer une sombre aura. C'est désastreux." On se tourne vers les magistrats, comme Philippe Bilger : "Dans l'instant, j'ai été gêné par son comportement scénique, souriant, exubérant, dit-il. Et puis je me suis dit que j'avais tort : cet homme a fait cure de silence, il doit pouvoir reprendre son activité. Elle implique une obligatoire gaieté qui, j'en suis sûr, est en contradiction avec son for intérieur." Les débats sont moins virulents qu'en 2003, mais ils ne sont pas éteints. Pour les un(e)s, Cantat restera à jamais l'incarnation du bourreau domestique, l'archétype du mari frappeur, "même si rien ne permet de dire que ces violences étaient réitérées, ce qui est le propre de la violence conjugale", tempère un magistrat qui a suivi son dossier.
"L'avenir dure longtemps"
Est-ce cette agitation qui crée le "sentiment d'indécence" auquel Serge Teyssot-Gay ne veut plus être associé ? Ironie de l'histoire, c'est du camp Cantat qu'est venu le coup de grâce en ce dernier jour du mois de novembre. Depuis qu'il est sorti de prison, Nadine Trintignant, la mère de sa victime, a rangé ses flèches et garde dignement le silence. Sergio, lui, le brise, le fracasse. Selon l'entourage du groupe, il y a deux ans déjà, il avait failli s'en aller, lorsque Cantat avait décidé de diffuser sur internet deux titres coproduits à la va-vite avec Eiffel. "Bertrand est assez autocentré, il considère que les autres doivent le suivre, par nature", analyse un proche de Serge Teyssot-Gay.
Mais le chanteur lui-même se sent blessé lorsque ses amis prennent d'autres chemins. "Lorsqu'il était en prison, ses potes ont avancé sur d'autres projets, poursuit l'ami du guitariste. Il a mal vécu cela." En 2005, Denis Barthe et Jean-Paul Roy ont fondé The Hyènes, à l'occasion de la création de la musique qu'ils ont écrite pour le film d'Albert Dupontel "Enfermés dehors". Serge Teyssot-Gay a multiplié les expériences artistiques, avec Lydie Salvayre, Denis Lavant, un joueur d'oud syrien ou les rappeurs Casey et Hamé. Il a de l'ambition. Souffre d'être renvoyé sans cesse à l'affaire de Vilnius. S'agace des atermoiements et des caprices. Souhaite qu'on le respecte. Ils n'ont plus 17 ans.
Sans se le dire vraiment encore ce soir-là, les trois amis réunis chez Cantat sentent que le pire n'est pas tout à fait terminé. Comme disait le titre de l'autobiographie écrite par le philosophe Louis Althusser, après qu'il eut étranglé sa femme dans un accès de démence : "L'avenir dure longtemps." Et le passé est lourd de trente années traversées ensemble. Ils se connaissent par coeur. A part le bassiste qui a rejoint le groupe en 1996, ils jouent côte à côte depuis 1980. Ils ne sont alors que des lycéens bordelais rêvant, comme tant d'autres, de liberté et de rock'n'roll. Bertrand, fils d'un militaire et d'une institutrice, petit-fils d'ouvriers, a l'insolence et la prétention de sa jeunesse : il sera le Jim Morrison français, ou rien. Ses textes tourmentés sont portés par la guitare fiévreuse de son ami Sergio, leurs concerts sont incandescents. Le chanteur charismatique s'y donne à fond, jusqu'à la transe et les syncopes. Il fait peu à peu oublier son modèle. Désormais, c'est lui, Cantat, que des bébés rockeurs imitent. Il est devenu une star, dont on épie chaque geste mais qui fuit comme la peste les médias. Il est comme ça depuis ses débuts : exubérant sur scène mais incroyablement banal dans la vie quotidienne. Depuis la mort de Marie Trintignant, ce qui était une règle est devenu un dogme : on ne le voit nulle part, on ne l'entend pas.
Philippe Laflaquière est le juge d'application des peines qui a décidé de lui accorder une libération conditionnelle en octobre 2007. Trois ans après, il salue l'attitude du chanteur : "Il a été jusqu'à aujourd'hui d'une discrétion et d'une décence exemplaires." Jusqu'à la fin de sa peine, le 29 juillet 2010, l'artiste n'avait pas le droit de s'exprimer publiquement sur le drame de Vilnius. Cette obligation était une contrainte et une protection contre la curiosité. Une garantie contre "l'indécence", ce mot qui fait mal, employé par Sergio pour justifier la rupture et qui n'en finit pas de tourner dans les têtes de ses anciens compagnons. Comme le confie Denis Barthe : "Je peux comprendre les raisons de Serge. Sauf une : qu'il invoque l'indécence du groupe alors que nous avons toujours pris soin de nous tenir loin des polémiques."
Mais il a beau être discret, Bertrand Cantat excite la curiosité. Cela pourrait être une définition de l'impuissance. On se souvient de lui sortant timidement de l'église Saint-Germain-des-Prés, où venaient de se dérouler les obsèques d'Alain Bashung. Son sourire triste sur le parvis, et les photographes survoltés criant son nom derrière les barrières. " Il bouge un ongle, et un typhon se déclenche", résume un de ses amis qui le dit « épuisé et terrifié par l'idée d'être sous les projecteurs ». Le juge Laflaquière observe : « Sa notoriété est une double peine non prévue par le Code pénal. Aujourd'hui encore, alors que sa peine est terminée, il en subit les retombées, c'est très difficile de se reconstruire dans ces conditions. » Bertrand Cantat voulait croire la frontière étanche entre vie publique et vie privée. Mais la mort de Marie Trintignant a tout fait exploser. Le biographe du groupe (1) a un raccourci terrible : « Il n'est plus une star du rock mais du people et du fait divers. » Aujourd'hui plus que jamais, alors qu'un des piliers du groupe fait sécession, le chanteur doit résoudre cette quadrature du cercle : comment faire son métier sans apparaître ? Comment apparaître sans parler ? Comment ne rien dire sans avoir l'air d'insulter les mortes ?LA SUITE
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