mercredi 24 février 2010

Le retour de Scorsese.


Chez les cinéphiles de tous bords, l'inévitable avalanche de classements qui a accompagné la fin des années 2000 mêlait des noms familiers (David Lynch, Wong Kar-wai, les frères Coen) à ceux de nouveaux venus (P.T. et Wes Anderson, Jia Zhangke, les réalisateurs de la nouvelle vague roumaine). Parmi toutes ces listes, un nom m'a frappé par son absence: Martin Scorsese.

Pendant plusieurs décennies, Scorsese a incarné le meilleur du cinéma américain. C'était un véritable trésor national. Dans les années 1970, Mean Streets et Taxi Driver faisaient l'unanimité. Dans les années 1980, Raging Bull était en tête de tous les classements. Et dans les années 1990, Les Affranchis était vénéré par l'immense majorité des critiques et des cinéphiles. Mais où est le grand film de Scorsese des années 2000? Dans l'enquête de Film Comment, qui sonde l'élite de la critique américaine, pas un seul film de Scorsese n'approche du peloton de tête. Le premier mentionné est Les Infiltrés, en 79e position. Dans l'enquête publiée par Indiewire, Les Infiltrés est mentionné par un seul critique sur la centaine interrogée. Même chose dans le sondage de Slate.

Etre jeune pour être grand?

Cette omission est d'autant plus frappante que Scorsese rencontre aujourd'hui un succès public bien plus important qu'auparavant. La décennie qui s'achève l'a vu remporter l'Oscar convoité depuis longtemps et lui a donné trois de ses quatre plus gros succès commerciaux (Gangs of New York, Aviator, Les Infiltrés). Mais malgré cela, on est tenté de se dire que sa grande époque est désormais derrière lui. Après l'Oscar, il a sorti Shine a Light, un concert filmé des Rolling Stones qui n'arrive pas à la cheville de The Last Waltz. Pour moi, ce film a été une réelle déception. Scorsese et les Stones, deux icônes de la rébellion, devenus des piliers de l'establishment et fiers de l'être! Shutter Island, première fiction depuis l'Oscar, sort bientôt. Mais franchement, je me demande à quoi sert ce film. Sombre et baroque, il laisse entrevoir une intelligence brillante et étale une maîtrise du langage cinématographique qui garde un côté fascinant. Mais c'est également une œuvre impersonnelle et un peu idiote. Bref, une perte de temps, pour Scorsese comme pour nous.

Scorsese ne serait-il plus que l'ombre de lui-même? Au cours d'une interview, Quentin Tarantino a estimé que le maître faisait désormais des films «de vieux» et a déclaré «Je pense vraiment qu'il faut être jeune pour être un grand réalisateur.» Dans son New Biographical Dictionary of Film, David Thomson prend ses distances avec l'étiquette de «réalisateur génial» attribuée à Scorsese et sous-entend que ce dernier n'a jamais vraiment concrétisé son potentiel: «La biographie de Scorsese est probablement la plus fascinante de l'histoire du cinéma américain depuis celle de Welles. C'est aussi la plus décevante.»

Le génie de Scorsese est devenu un tel mantra pour les cinéphiles qu'on oublie vite qu'il n'a pas réellement galvanisé les critiques et le public depuis plus de 20 ans, lorsqu'il réalisa Les Affranchis. Ce triomphe marqua la fin des années de rébellion passées loin des studios, et le début d'un rapprochement avec Hollywood. Depuis les années 1990, Scorsese a trouvé une niche dans l'industrie. Il a lui-même déclaré alterner entre «un film pour moi et un film pour eux», jeu d'équilibriste où il réalise d'un côté des projets personnels comme Le Temps de l'innocence ou Gangs of New York, et, de l'autre, des films de studio comme Cape Fear ou Casino.

Contre Hollywood. Tout contre.

La filmographie construite par ce système a bien sûr ses moments de sublime, mais elle constitue tout aussi sûrement la partie la moins riche de son œuvre. Certains de ces films ont leurs défenseurs. Quelques critiques estiment par exemple que Le Temps de l'innocence est un chef-d'œuvre (j'en fais partie). Même chose pour Casino, que les Français adorent, ou Gangs of New York. Mais ceci dit, on peut affirmer sans prendre beaucoup de risques que le niveau d'enthousiasme à l'égard des films de Scorsese est désormais très loin de ce qu'il fut avant Les Affranchis. Et encore, quand les critiques sont bonnes. En effet, sachant de quoi il est capable, il est très décevant de se retrouver face à un Cape Fear, A Tombeau ouvert, Aviator ou Shutter Island. A ce titre, il semble bien que l'adage «un film pour moi, un film pour eux» soit devenu «un film pour eux, un film pour eux.» Tarantino et Thomson sont peut-être trop sévères, mais leur verdict illustre bien la fin du consensus autour d'un réalisateur dont les films paraissent de plus en plus futiles.

Il serait simpliste d'attribuer cette baisse de régime uniquement au système des studios ou à un désintérêt de Scorsese pour sa vocation première. Le Temps de l'innocence, film situé apparemment aux antipodes des préoccupations habituelles du maestro, est bien plus personnel, et bien meilleur, que A Tombeau ouvert, pourtant plus proche de ce qu'on attend de lui. Cependant, force est de constater que l'intensité des premiers films a été remplacée par une virtuosité un peu creuse. Lorsque l'on revoit les premiers chefs-d'œuvre, le talent saute aux yeux, mais on est tout autant frappé par une sensibilité exacerbée, par quelque chose de brûlant que Scorsese avait un besoin vital d'extérioriser, de projeter sur la pellicule. Or cette impression a disparu des films plus récents. Bien implanté dans l'industrie, Scorsese a toute liberté de choisir ses projets. Et on dirait que son souhait le plus cher est simplement de devenir un artisan respecté.

Il faut alors se souvenir du fait que, malgré le caractère assez difficile de beaucoup de ses films, Scorsese est un ardent partisan du cinéma comme art populaire. Et cette conception de son travail éclaire la trajectoire suivie par sa carrière. Il a peut-être fait ses classes en regardant les films de la Nouvelle vague européenne (Fellini, Godard et Bertolucci étaient ses premières sources d'inspiration), mais il s'est toujours identifié aux vétérans d'Hollywood (Anthony Mann, King Vidor, Raoul Walsh), ces réalisateurs qui pouvaient faire de grands films à partir de n'importe quel scénario et dans n'importe quel genre, et parvenaient à marquer de leur individualité des produits destinés à la consommation de masse. «J'aurais vraiment aimé être un de ces metteurs en scène qui travaillaient pour la Warner. Ils ont fait les films de gangsters, les comédies musicales, les westerns que j'aurais aimé réaliser», a-t-il déclaré.

Comment s'étonner alors que Scorsese ait remporté son premier Oscar avec Les Infiltrés, remake d'un film de Hong Kong vendu au public grâce à ses deux stars plutôt qu'à son réalisateur? (En passant, il est intéressant de comparer cette réussite avec la manière grossière dont Harvey Weinstein avait essayé d'imposer, sans succès, Gangs of New York et Aviator aux Oscars). Cette récompense semble en effet être la concrétisation des efforts de Scorsese pour devenir un «auteur de studio». Réalisé en symbiose complète avec le système hollywoodien, Les Infiltrés est un film de genre on ne peut plus classique, même s'il reste marqué par la patte du maître. C'est le plus grand succès public de Scorsese et, comme souvent lorsqu'un film remporte l'Oscar, c'est loin, très loin d'être son meilleur opus. Au-delà de la virtuosité, on n'y trouve pas grand-chose à se mettre sous la dent. La technique est sans faille, mais le projet sans âme.

Dieu et Scorsese

Peut-être plaçons-nous la barre trop haut, après tout. Et il faut reconnaître que Scorsese a réalisé suffisamment de grands films pour garder sa place au panthéon même s'il arrête de tourner demain. Il ne faut pas non plus négliger ses autres contributions au cinéma, notamment l'héroïsme désintéressé avec lequel il prêche en faveur de la restauration et de la préservation des films en danger de disparition. D'ailleurs, il est de plus en plus identifié à ce rôle. Cette année, aux Golden Globes, il a été présenté comme «réalisateur/producteur/préservateur». C'est également un infatigable cinéphile, véritable prosélyte qui a produit des documentaires remarquables sur les cinémas américain, italien britannique, un drogué de cinéma cherchant à transmettre son accoutumance.

Mais face à l'absurdité fébrile de Shutter Island, à ses tics, son symbolisme éculé et ses coups de théâtre ridicules, on ne peut pas s'empêcher de penser à l'exhortation adressée au jeune Marty par John Cassavetes après le tournage de Boxcar Bertha, un film d'exploitation réalisé en 1972 pour Roger Corman. «Tu viens de passer un an de ta vie à faire une merde. Tu vaux mieux que ça, ne recommence jamais.» Scorsese prit le conseil au sérieux et se lança dans le tournage de Mean Streets. Aujourd'hui, je ne crois pas qu'une telle admonestation aurait beaucoup d'effet. Perclus d'un professionnalisme brillant mais prévisible, Scorsese semble se plaire à insuffler son style et sa personnalité aux genres les plus banals (son prochain projet serait l'adaptation d'un livre pour enfant).

Et voilà. Tandis que Scorsese rêve d'un Hollywood qu'il n'a jamais connu, nous rêvons d'un rebelle qui ne reviendra peut-être jamais. Et le plus agaçant, c'est qu'il est encore tout à fait capable de faire de grandes choses. Pensez au montage haletant et disloqué des Infiltrés. Au jeu sur les couleurs qui rend tout de même regardable un film comme Aviator. Ou aux efforts de reconstitution historique, un peu vains, mais courageux, de Gangs of New York— tout à fait digne de Sergio Leone. Laissez-moi le choix et je préférerais toujours un Scorsese médiocre à un In the Air ou An Education. Même les moins personnels de ses films sont animés par une infatigable recherche visuelle, une vraie quête cinématographique. Reste à savoir si cette maîtrise formelle peut encore être mise au service d'un projet sans concession.

Elbert Ventura






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