Connaissez-vous le potamotoque Acipenser sturio ? Quelques indices : il s'agit d'un amphidrome (ou anadrome) qui, de la mer, remonte les fleuves pour y pondre. C'est un poisson cartilagineux à plaques osseuses, pourvu d'un museau en forme de rostre et d'une queue à la mode des squales. À l'avant de sa bouche ventrale se trouvent quatre barbillons avec cellules sensorielles. On dit qu'ils lui servent à détecter sa nourriture mais aussi à appréhender le territoire et à s'en souvenir. Ses différents noms se déclinent en sturk, astargeon, estijon, esturium, esturjoun, créac...
Il s'agit bien de l'esturgeon d'Aquitaine, localement appelé « créac ». « C'est un migrateur bien de chez nous depuis l'époque de Néandertal. Il fraye sur la rive droite de l'estuaire de la Gironde, côté charentais. Il aime les eaux turbides et à salinité réduite. Il reste là les premières années de sa vie. Puis, ce grand baladeur s'élance pour son périple vers la mer Caspienne, via les côtes atlantiques, la mer du Nord, la mer Baltique, le golfe de Finlande, le canal de Tichvin et la Volga », raconte Jean-Étienne Surlève-Bazeille. Adjoint à l'urbanisme à la mairie de Bègles, c'est aussi un biologiste qui n'hésite pas à faire quelques infidélités à la lamproie, dont il est un grand spécialiste (1).Le lit originel
La migration peut durer deux à trois ans mais l'esturgeon n'est pas pressé puisque sa longévité « humaine » peut aller de 75 à 100 ans. Le temps pour lui, à la « mouvée de Saint-Jean », d'entreprendre le voyage retour vers le lit originel dans les chenaux de Meschers, Mortagne, Talmont ou Saint-Seurin-d'Uzet. Là, il est pêché gaiement au carrelet pour sa chair ferme dont on compare le goût à celui du veau. Mais sa surpêche entraînera son interdiction par arrêté interministériel du 25 janvier 1982.
Et le caviar dans tout ça ? Il aura fallu attendre les années 1920 pour qu'on s'y intéresse. Il se dit qu'une princesse russe de passage sur le port de Saint-Seurin-d'Uzet s'indigna de voir les oeufs donnés aux poules et aux canards. Elle promit aux pêcheurs de leur apprendre le secret de la rabbe devenant « Khaviar ».
Royan, station chic par excellence entre les deux guerres, fait apprécier aux mondaines parisiennes le goût exceptionnel de ces oeufs de quelques millimètres (les mêmes qu'en mer Caspienne) qu'elles ont pu découvrir chez les frères Petrossian ou à la Maison Prunier dans la capitale.
« Les années caviar, courtes mais fastes, prennent fin au milieu des années 60. Le business des dégustations in situ est parti à Paris, alors que la ressource se tarissait », poursuit Jean-Étienne Surlève-Bazeille. Le caviar de Gironde et d'Aquitaine n'est pas totalement mort. Les esturgeonnières ont vu le jour sur l'estuaire, sur le bassin d'Arcachon, les Landes et les Pyrénées. La maison Cartier, qui sait ce que luxe veut dire, s'est aussi précipitée sur le filon avec des élevages en Médoc (2). À la nuance près qu'il ne s'agit plus d'oeufs de l'Acipenser sturio (dont il ne resterait qu'un millier de spécimens dans nos eaux) mais de son proche cousin Acipenser baeri.
« Ce dernier provient des lacs d'eau douce d'Europe centrale et s'élève très bien en bassin. Les qualités organoleptiques sont assez proches. D'ailleurs, les deux espèces peuvent se croiser et féconder. Lors des dégustations à l'aveugle, le caviar du baeri tient la route », précise notre spécialiste. Reste que l'élevage de celui qui fut élevé au rang de poisson royal par Edouard II d'Angleterre demande une grande patience. Et beaucoup de chance.
Ce gros poisson de 2 à 3 mètres, pouvant peser jusqu'à 200 kilos, doit attendre de 10 à 12 ans pour les mâles et de 14 à 16 ans pour les femelles pour atteindre la maturité sexuelle. À partir de là, ces dernières fournissent 12 kilos de caviar pour un poids de 100 kilos. « Dans les bassins, il suffirait d'un mâle pour plusieurs dizaines de femelles. Mais on n'est pas encore au point pour définir le sexe des alevins importés. Les scientifiques y travaillent », explique Jean-Étienne Surlève-Bazeille.
Simplicité machiavélique
La technique de récolte des oeufs, même si elle demande du savoir- faire, est relativement simple. Il faut éviscérer l'esturgeon, prendre la poche à oeufs, les dissocier sur un tamis, les rincer et les saler. « Cette simplicité machiavélique en fait un produit de luxe. Le caviar, comme le foie gras, se mange frais. Il faut des grains suffisamment gros pour créer cette gelée onctueuse. En bouche, c'est une symphonie du palais. Il roule sur la langue avant d'exploser pour libérer le sel. Le caviar réveille toutes les émotions buccales, des papilles de la langue au fond de gorge. Il fait partie de ces produits magnifiés, non transformés, qui permettent de retrouver des émotions ancestrales », dit notre amateur qui avoue en avoir beaucoup savouré lors d'un long séjour finlandais.
Reste à parler prix. Le caviar issu du baeri est plus abordable que celui en provenance de Russie ou d'Iran. On le trouve en boîtes de 30 grammes jusqu'à 1 kilo. À titre indicatif, la boîte de 50 grammes de caviar d'Aquitaine Sturia est à 98 euros et le Dom Petroff à 60,99 ?. Pour les autres on peut toujours rêver de manger à la louche un kilo de béluga (spécial réserve Huso) de chez Petrossian. Mais avant, il faudra sortir le carnet de chèques et aligner les zéros : 12 200 euros. À ce tarif-là, les frais de port peuvent faire sourire. Ils s'élèvent à 15 euros.
(1) Jean-Étienne Surlève-Bazeille a collaboré à plusieurs ouvrages où il traite de l'esturgeon. Citons « Trésors gourmands du Bordelais » et « Les Quatre Saisons gourmandes d'Aquitaine », tous les deux aux éditions Confluences.
(2) Bonnes adresses : Sturgeon SCEA, à Saint-Fort sur Gironde (caviar Sturia), esturgeonnière du Teich (caviar Perlita), le Moulin de la Cassadotte à Biganos (caviar de Gironde), Caviar et Prestige à Saint-Sulpice-et-Cameyrac, Épicerie de la Baronne à Pyla-sur-Mer. Provinces de France à Cestas, Rotissimo au Bouscat, Smith Marée, Black Sea et Au Comestible à Bordeaux. Caviar des Pyrénées (Val d'Aran) à Toulouse.
Auteur : Jacky sanudo
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