Sur le bureau de Sébastien Steyer, dans une pièce défraîchie du Muséum national d’histoire naturelle, repose un crâne sur un coussin moelleux qui rappelle vaguement un crocodile. Le confortable écrin est une précaution indispensable : «Les mandibules un peu saillantes s’abîmeraient au contact de la table.» Car l’os est un vrai bijou de paléontologue. Découvert au Laos, encore en cours de description, il affiche 250 millions d’années et appartient au groupe des «stégocéphales» - littéralement ayant des plaques osseuses sur la tête : une tête à plaques… Soit des amphibiens fossiles, dont certains ont par la suite évolué en amphibiens modernes et d’autres en amniotes (reptiles, oiseaux et mammifères, dont nous faisons partie). Un de nos lointains cousins, en somme, dont on ignore tout, ou presque…
Mosaïque. L’étrange famille des stégocéphales est apparue bien avant les dinosaures, mais elle demeure beaucoup moins populaire qu’eux. Car depuis Jurassic Park, les dinos sont devenus les préférés du public, de vraies vedettes. Il n’y a que les hominidés, Lucy &Cie, dont la cote de popularité rivalise avec celle des dinosaures. «Une injustice !» pour le chercheur. Les stégocéphales sont moins connus ; c’est vrai qu’ils n’ont pas disparu spectaculairement comme les dinosaures - lors de l’impact d’une météorite et d’éruptions volcaniques -, mais tout de même : «Pendant près de 270 millions d’années, entre - 370 et - 100 millions d’années, ils ont été les maîtres de la planète !»
D’où l’envie de raconter leur histoire dans un ouvrage qui vient de paraître (1) et dont les pages plongent le lecteur dans un monde disparu, très différent du nôtre. Car il y a 250 millions d’années, les continents ne se trouvaient pas éparpillés dans une configuration similaire à celle que nous connaissons. Un mégacontinent appelé la Pangée rassemblait pratiquement toutes les terres émergées. Au nord, l’Amérique du Nord et l’Europe formaient la Laurasie ; au sud, l’Afrique était emboîtée dans l’Amérique du Sud ; accolées à l’Inde, l’Australie, Madagascar et l’Antarctique constituaient le Gondwana. Entre la Laurasie et le Gondwana, il n’y avait pas d’océan mais des montagnes, la chaîne hercynienne. A l’est de la Pangée, la Paléothétys était une mer plus ou moins fermée, tandis qu’à l’ouest s’étendait le grand océan Panthalassa.
Tectoniques . Quels écosystèmes complexes - la faune et la flore comprenant déjà une très grande diversité d’espèces, de tailles, d’adaptations - peuplaient ce continent gigantesque ? Comment s’est déroulée cette phase ancienne de l’évolution ? Quels climats s’y sont succédé ? Par sa différence même, ce monde ancien appelle comparaison avec le nôtre afin d’aiguiser la compréhension du passé comme du présent.
Mais cette étude comparative est bien difficile à mener, car ce monde reste peu connu. Les vestiges de ces temps anciens ont été balayés par les mouvements tectoniques à la surface de la planète et des dizaines de millions d’années d’érosion. Seuls persistent à travers le monde quelques régions où des fossiles témoins de ce passé si lointain peuvent être recueillis : le bassin du Karoo, en Afrique du Sud, la région de Perm, en Russie, auxquels se sont rajoutés ces dernières années deux sites, le Maroc et le Niger.
Les paléontologues les arpentent sans cesse dans l’espoir de trouver le moindre indice datant de cette époque. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais le grattage a fini par payer : en tout, plusieurs centaines d’espèces ont été trouvées sur tous les continents avec, comme points communs, les caractéristiques des stégocéphales : un crâne plat formé d’une mosaïque de plaques osseuses et des dents dont la structure interne est plissée…
Par trois fois, la route de Sébastien Steyer a croisé celle des stégocéphales… Trois rencontres inopinées avec des représentants du groupe aux physionomies différentes. D’abord, ce fut au détour d’un couloir. La «bête», du moins ce qu’il en restait, lui fut donné de la main à la main. Le fossile, un fragment d’une vingtaine de centimètres, avait été découvert au Lesotho, en Afrique australe, et dormait depuis deux décennies au fond d’un tiroir dans les sous-sols du Muséum. Il avait été décrit et rapidement classé dans le groupe d’amphibiens fossiles des capitosaures et avait fait l’objet d’une publication, en 1982, avant d’être soigneusement rangé. «Pourtant, il continuait à hanter Philippe Janvier, mon ancien codirecteur de thèse. Il était persuadé que ce fragment de crâne méritait d’être redécrit à la lumière de nouvelles connaissances. C’est pour me récompenser, à la fin de ma thèse, qu’il me confia ce fragment de museau.»
On savait alors, depuis la découverte de plusieurs spécimens récents, que les capitosaures possédaient un museau très plat. Or celui du Muséum semblait très recourbé. Deux autres critères ont permis de comprendre que le fossile était mal classé : l’examen au microscope de ses dents montrait une structure plissée de la dentine qui ne ressemblait guère à celle des capitosaures. Puis le crâne présentait une ornementation dermique, alternance de crêtes et de sillons. Le fragment provenait d’un autre groupe d’amphibiens fossiles, les brachyopoïdes, des stégocéphales aussi, mais de gabarit fort différent.
Un représentant de ce dernier groupe avait été trouvé en Australie, un fossile complet de 2,7 m de long. Une simple comparaison entre la dimension de la mâchoire du fossile du Muséum et celle de son homologue australien a dévoilé la taille que devait avoir l’animal abandonné dans le tiroir : près de 7 m de long ! Sans doute un des plus gros amphibiens de tous les temps. Un monstre carnivore traînant dans les marécages et les fleuves, prêt à se jeter sur ses congénères…
Le deuxième spécimen est venu titiller Sébastien Steyer au cours d’un congrès, en 2001. Christian Sidor, à l’université de Washington, revenait tout juste du Niger et lui a présenté une photo : un crâne, certes très érodé, mais qui appartenait à un stégocéphale. Il propose une expédition commune dans l’extrême nord du pays, là où des fragments de reptiles fossiles ont été trouvés.
Carnivores. En 2003, l’équipe est sur le terrain. Pendant une semaine, par 50 °C, chacun fouille une parcelle, sans rien dénicher. A bout de forces, ils décident de remonter vers la petite ville de Moradi. Là, c’est le succès : ils trouvent d’abord des restes de reptiles avant de tomber sur deux beaux spécimens d’amphibiens stégocéphales jamais découverts auparavant et appartenant à deux genres différents. Des carnivores d’au moins 1,50 m de long. Aussitôt baptisés Nigerpeton et Saharastega, ils ont fait l’objet d’une reconstitution (lire ci-dessous) et ont connu ainsi leur heure de gloire médiatique.
La moisson ne s’arrêtait pas là : tout autour des deux fossiles, une faune très riche a été découverte. Des reptiles inconnus jusqu’alors, tel celui qui a été baptisé Bunostegos akokanensis, «le reptile bossu d’Akokan», du nom de la localité toute proche : un herbivore terrestre, massif et trapu, doté d’un crâne présentant des bosses soutenant peut être des cornes. Bref, une faune inédite de reptiles, herbivores ou carnivores, et d’amphibiens carnivores, propres à cette région.
œufs. Une trouvaille qui constitue une vraie surprise ! Les paléontologues avaient trouvé des fossiles quasi identiques au nord et au sud de la Pangée, en Russie actuelle et en Afrique du Sud. «Avec ces faunes similaires, nous pensions qu’un climat plutôt homogène recouvrait la Pangée, du nord au sud, explique Sébastien Steyer. La découverte de cette faune très particulière au Niger montre qu’il n’en est rien : au cœur de la Pangée régnait un climat où alternaient saisons sèches et humides.»
Enfin, ce fut au Laos, dans un territoire encore partagé entre tigres et cobras royaux, lors d’une expédition organisée par le Muséum de Paris, que le troisième stégocéphale a montré le bout de son nez. Ramené en France puis dégagé de sa gangue millimètre par millimètre, il est apparu, plus d’un an après, magnifique, avec son crâne présentant une multitude de méandres ornementaux et ses dents régulières et pointues, une rareté. Celui-ci n’a pas encore lâché tous ses secrets, mais d’ores et déjà, les paléontologues savent qu’il ressemble aux spécimens trouvés en Russie. Cette similarité constitue en soi un résultat important : ces deux bouts de continents, l’Asie du sud-est et la Russie, ont dû être jointifs et constituer les bordures de la Pangée…
La chasse aux stégocéphales est loin d’être terminée, puisque le spécimen le plus jeune, contemporain des dinosaures, date de seulement 100 millions d’années. «Ce qui signifie que les stégocéphales ont survécu à la plus grande extinction que la Terre ait connue, celle du Permien, il y a 250 millions d’années, au cours de laquelle 95 % des espèces ont disparu…» Pour finalement s’éteindre progressivement : à la différence des reptiles, les stégocéphales avaient besoin d’eau pour se reproduire et pondre. Leurs œufs, dépourvus de coquille, étaient déposés en milieu aqueux. Une différence dont ils ne se remettront pas face à la concurrence des reptiles.
(1) La Terre avant les dinosaures, Sébastien Steyer, illustrations d’Alain Bénéteau. «Bibliothèque scientifique», Belin, «pour la Science».
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