vendredi 2 janvier 2009

Les alicaments ou aliments fonctionnels

Les alicaments -ces produits
alimentaires industriels censés avoir des effets bénéfiques sur la
santé- envahissent les rayons des supermarchés. Faut-il y voir un
intérêt sanitaire ou de simples intérêts commerciaux ?

 

Yaourts
enrichis pour rétablir le transit intestinal, pour lutter contre
l’excès de cholestérol, pour établir la solidité et la croissance
osseuse, pour une belle peau enrichie de l’intérieur ; barres
vitaminées ; lait enrichi en fer et calcium ; œufs aux Oméga 3... Ce
nouveau type de produits alimentaires s’est installé dans nos magasins
et nos caddies, on les appelle « alicaments » (ou aliments
fonctionnels). Comme leur nom l’indique (par contraction des mots
‘aliment’ et ‘médicament’), les alicaments sont des aliments enrichis
artificiellement en nutriments divers ou appauvris en composants
néfastes, auxquels on prête une vertu bénéfique pour la santé. Ces
produits ne sont cependant pas issus de laboratoires pharmaceutiques,
mais bien de centres de recherche de l’industrie de l’agro-alimentaire.

 

Les
alicaments font partie d’une tendance alimentaire observée depuis les
années 80, lorsque l’allégé a fait son apparition dans nos grandes
surfaces. Depuis, les industries agro-alimentaires n’en finissent pas
d’inventer encore et encore des produits censés nous aider à rester en
bonne santé. Et si aujourd’hui l’alicament ne représente encore qu’un
faible pourcentage de nos achats, on parle déjà d’une croissance de
l’ordre de 20% par an [1] . Il s’agit donc bien d’un phénomène de société indispensable à observer et à analyser.

La stratégie « alicamentaire »

Prenons
un exemple de produit afin de comprendre le phénomène, la stratégie
marketing dont il fait l’objet et ce que cela implique. Pour ce faire,
nous avons choisi un des « produits-santé » [2]
de la multinationale Danone ; ce produit s’appelle « Actimel ». Il
représente bien la gamme de produits « alicamentaires » qui envahissent
les rayons des supermarchés. Notamment par le fait qu’il y a un jeu sur
l’ambiguïté entre les propriétés et les codes des aliments, d’une part,
et des médicaments de l’autre.

 

Il
s’agit d’un produit qui se présente comme un aliment. Il se trouve dans
les rayons frais des grands magasins, parmi les yaourts, et non dans un
rayon particulier consacré à la parapharmacie. Le goût et le plaisir
que provoque la consommation de ce produit sont aussi des éléments sur
lesquels communique Danone (dans les publicités, sur le site Internet).
On n’hésite alors pas à parler d’univers gustatif du produit et d’un
goût comparable à la complexité d’un vin. Mais au-delà de ces éléments,
le produit revêt les codes relatifs aux médicaments. Il y a, par
exemple, une posologie précise (il est recommandé d’en prendre tous les
jours et lors d’un repas pour l’intégrer dans une consommation
quotidienne). Ensuite, il y a son ferment actif issu du centre de
recherche Danone et protégé par un brevet ; le « L. Casei Immunitas »
(on imagine facilement que les sonorités latines de ce nom ont été
choisies pour évoquer le milieu scientifique et renforcer l’effet
publicitaire « scientifiquement prouvé »). En ce sens, ce produit
représente bien les stratégies dont relèvent les alicaments. Notons
aussi que l’Actimel n’a pas été créé (comme certains autres alicaments)
en vue de cibler une certaine catégorie de personnes (la margarine pour
les gens qui souffrent d’un excès de choléstérol, par exemple). Il a
été inventé de toutes pièces et la firme a créé un nouveau besoin pour
favoriser la consommation de son produit : celui de renforcer ses
défenses naturelles.

Quelle efficacité ?

Au-delà
du fait que ce genre de produits relève de stratégies marketing
puissantes, il faut aussi se demander si ce type l’aliments
fonctionnels améliorent réellement telle ou telle fonction
physiologique ou possèdent une action bénéfique. A ce propos, rien
n’est moins sûr... L’intérêt d’une augmentation artificielle des
nutriments pour atteindre les apports journaliers recommandés (non
couverts par une alimentation diversifiée et équilibrée, ce qui est
recommandé) reste relatif. De plus, d’un point de vue médical, il
n’existe aucun aliment (retravaillé ou non) qui, pris isolément, peut
avoir une action thérapeutique sur une maladie [3] .

 

Il
faut aussi savoir que la nutrition humaine est une science complexe et
qu’on ne peut pas l’assimiler à une série de nutriments que l’on
pourrait doser au milligramme et au nombre de gouttes à prendre tous
les jours. De plus, le surdosage de ces alicaments n’est pas non plus
dénué de risques. Les oligo-éléments sont des métaux lourds et s’ils
entrent bien dans l’organisme, ils ont du mal à en sortir. Un excès (de
vitamine A ou D, par exemple) peut alors provoquer une accumulation
dans le corps et une intoxication. « Autrement dit, si vous vous
shootez au zinc pour doper votre immunité, vous aurez une chute de fer
dans le sang. Or, le fer joue un rôle majeur dans la lutte contre les
infections ! Paradoxal... » [4] .

 

A
ce propos, une directive européenne interdit les producteurs
d’alicaments de communiquer sur leurs produits en se référant à de la
prévention, un traitement ou la guérison de maladies (afin de justement
protéger les consommateurs de cette vision de la nutrition véhiculée) [5]
. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays (Japon et Etats-Unis, par
exemple) où l’on peut se procurer en grande surface des produits tels
que le chewing-gum contre le rhume ou autres boissons énergétiques
contre le cancer.

 

Pour
terminer, il faut surtout insister sur le fait que même si certains
éléments présents dans ces produits sont effectivement bons pour la
santé, on peut trouver ces éléments dans l’alimentation en tant que
telle (pour autant qu’elle soit variée). Cela revient tout simplement à
dire qu’il n’y a rien de tel que le saumon pour un apport en Oméga 3,
plutôt que des œufs pondus par des poules nourries aux extraits
d’algues et de poissons. Il faut tout de même respecter une certaine
logique...

L’alimentation et la pensée magique

Selon
certains chercheurs en sciences humaines, l’alimentation, par son
processus d’incorporation de la nourriture, est une des activités
humaines les plus propices à la pensée magique [6]
. Pour l’individu qui mange, l’aliment s’introduit alors à l’intérieur
de l’organisme au sens matériel du terme, mais aussi au sens idéel. Le
mangeur moderne serait alors aux prises de son imagination et d’une
certaine pensée magique. Cette pensée proviendrait de représentations
magiques plus personnelles, mais aussi de celles véhiculées par la
publicité, relayées par les médias. Il est par exemple évident que les
publicitaires d’Actimel jouent sur le côté « potion magique » de ce
produit. Dans la publicité qui passe à la télévision, une fois que la
petite fiole est avalée, la personne trouve immédiatement un autre
éclat et un mieux-être (symbolisés par une image qui devient plus
nette).

 

Le sociologue Claude Fischler [7]
étudie les liens entre imaginaire et alimentation et rapporte la
manière dont les industriels jouent sur certaines symboliques de
l’alimentation. Par exemple, il n’est pas étonnant que les alicaments à
base de produits laitiers (à base de lait, la nourriture primordiale,
fournie par la mère nourricière) prolifèrent car l’on joue sur les
représentations bénéfiques relatives à cette substance.

Une nouvelle pathologie alimentaire : l’orthorexie

Dans ce nouveau contexte alimentaire, certains psychologues ont mis en avant une pathologie relevant d’un trouble alimentaire [8]
d’une autre nature que ceux que l’on connaît déjà (boulimie et
anorexie). Ce nouveau type de désordre alimentaire a été étudié et
isolé par le Dr Steve Bratman : il s’agit de l’orthorexie [9]
. L’orthorexie est une addiction à la nourriture saine, « (...) une
fixation quasi pathologique sur la recherche de nourriture
appropriée » [10]
. Comme dans les autres formes de maladies liées à des troubles
alimentaires, la nourriture prend une place excessive dans la vie de
ceux qui en sont atteints.

 

On
constate que, aiguillonnés par une multitude de principes alimentaires
et nutritionnistes, un nombre grandissant de nos contemporains se
fixent ainsi pour but de manger extrêmement sain. Un orthorexique
consacre l’entièreté de son temps à l’organisation, la recherche, la
sélection et la consommation de nourriture. Il s’agit, par exemple, de
la personne qui refuse d’avaler un légume qui a quitté la contact avec
la terre depuis plus de 15 minutes ou de la personne qui prend 12
petits repas par jour (constitué d’un seul aliment à chaque fois) et
qui consomme plus de 80 compléments alimentaires par jour. Les
orthorexiques se fixent des règles alimentaires strictes et mettent en
place un arsenal de contraintes portant sur la nature, les modalités et
le rythme de la nutrition.

 

On
remarque que dans nos sociétés, les questions symboliques, les malaises
psychologiques et leurs expressions sociales peuvent se concentrer sur
l’acte de se nourrir (la multiplication des troubles liés à
l’alimentation peuvent en attester) [11]
. Dans notre cas, l’orthorexie est une réponse identitaire au non-sens
de notre société d’abondance et de consommation. La profusion
alimentaire a fait apparaître un problème de type nouveau : choisir
parmi l’abondance. Cet extrémisme alimentaire serait alors un abri dans
lequel se réfugient des personnes affolées et perdues suite à
l’effondrement des pratiques alimentaires traditionnelles. Le
comportement orthorexique témoigne d’un désir d’ordonner une offre
consommatoire (choisir parmi l’abondance) qui n’obéit à aucune règle ni
valeur sinon celle du marché (un ordre que la publicité ne peut
apporter).

Pour conclure

Il
est donc important d’avant tout s’approprier ou se réapproprier sa
santé et son alimentation, sans tomber dans l’excès, en consommant
avant tout une alimentation variée et équilibrée. Il faut donc prendre
et reprendre du plaisir à manger, sans tomber dans le panneau de ces
« alicaments » qui ne sont, dans la plupart des cas, que des concepts
de ventes et de marketing [12] .


 [1] « Alicament, aliment miracle ? » de C. Leymerie, Psychologies, 2001.

 [2] Terme utilisé par la firme, qui ne veut pas que son produit soit assimilé à un alicament.

 [3] Par contre, l’alimentation (de manière plus globale) peut participer à la prévention et au traitement de certaines maladies.

 [4] « Alicament, aliment miracle ? » de C. Leymerie, Psychologies, 2001.

 [5]
Depuis le 1er juillet dernier, il existe un nouveau cadre légal
européen. Celui-ci permet, par exemple, de pouvoir faire retirer des
mentions abusives sur l’étiquette de certains produits enrichis.

[6]
Il ne faut pas reléguer la pensée magique au passé, aux sociétés
traditionnelles ou encore aux mythes ; on remarque que ce thème est
plutôt fort moderne.

 [7] « L’homnivore », de Claude Fischler, aux Editions Odile Jacob, 2001.

 [8] voir à ce propos « Dérives alimentaires », le dossier 73 des Nouvelles Feuilles Familiales

[9]
Attention, l’orthorexie n’est pas encore reconnue comme un désordre
alimentaire réel par les spécialistes de la branche. Elle ne figure pas
dans les ouvrages spécialisés traitant des désordres alimentaires et
aucune association nationale de l’alimentation n’a reconnu son
existence. Mais les travaux de Bratman ont suscité beaucoup de
réactions et certains professionnels du milieu s’accordent à penser que
cette nouvelle pathologie existe bel et bien et qu’elle mérite sa
reconnaissance.

[10] Steven Bratman, cité dans « Nouvelles obsessions alimentaires : l’orthorexie, une névrose culturelle ».

[11] Patrick Denoux « Nouvelles obsessions alimentaires : l’orthorexie, une névrose culturelle ? »

 [12] Cette analyse a été réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles


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