lundi 12 janvier 2009

L'origine du mal

Pourquoi les hommes sont-ils mortels ? Pourquoi
souffrent-ils tellement et font-ils souvent souffrir leurs semblables ?
Depuis l’Antiquité, des hommes élaborent des explications
surnaturelles. Le premier livre de la Bible en présente une qui aura un
impact énorme sur les croyances et la vie d’une multitude d’hommes.
Vers le VIe siècle avant notre ère, les rédacteurs de la Genèse ont
imaginé un récit qui attribue l’essentiel de la responsabilité au
Diable (le tentateur, jaloux de la nouvelle créature de Dieu), à Ève
(la première à commettre « la » faute) et à Adam (qui s’est laissé
séduire par sa femme).


Le récit de la consommation du fruit défendu occupe une
place minime dans l’Ancien Testament. Il n’est pas mentionné dans les
Évangiles. C’est Paul de Tarse (St Paul) qui a lancé l’idée que le
Christ s’est incarné et a subi le supplice de la croix, pour que Dieu
le Père pardonne le péché commis par Adam et Ève, un péché qui a scellé
le sort de l’Humanité entière : l’expulsion de l’Éden, la transmission
de ce péché à tous les hommes, la condition d’être mortel, les
souffrances de l’accouchement, la domination de la femme par l’homme,
l’obligation de travailler, la honte de la nudité.



Jusqu’à la fin du IVe siècle, les chrétiens ont avancé
des opinions contradictoires sur la culpabilité d’Adam et Ève et sur
l’impact de ce péché (le mal est alors souvent expliqué par l’action du
Diable). Augustin d’Hippone (St Augustin), un évêque africain obsédé
par le problème du mal, est l’inventeur de l’expression « péché
originel » et le grand artisan d’une lecture littérale du récit de la
Chute. Il organise des conciles à Carthage, qui aboutissent à
l’affirmation de la doctrine du péché originel par le pape en 418. Á
partir de ce moment, le problème est réglé pour l’Église. Simplement
les théologiens consacreront une énergie considérable à comprendre, à
expliquer et à justifier une idée qui paraîtra, au fil des siècles, de
plus en plus incompréhensible et même scandaleuse : Dieu, tout-puissant
et infiniment bon, a condamné sans pitié l’humanité entière à
d’injustes souffrances, par la faute de ses deux premières créatures et
n’a accepté de pardonner que parce que son Fils bien-aimé a subi un
supplice effroyable.



Au XVIe siècle, l’interprétation du récit de la Chute
devient une « pomme » de discorde entre catholiques et protestants.
C’est alors que l’Église romaine veut en quelque sorte clôturer le
procès d’Adam. Aussi le concile de Trente fait-il du péché originel un dogme.
Désormais tout catholique qui refuse le caractère historique du récit
biblique est hérétique et encourt l’anathème. Autres dogmes du même
concile : tous les hommes — à l’exception de la mère du Christ,
« l’Immaculée Conception » — héritent du péché originel et doivent être
baptisés pour qu’il soit effacé. Les enfants sans baptême ne peuvent
aller au ciel. Leur âme va dans un endroit déjà imaginé par Thomas
d’Aquin au XIIIe siècle : les limbes.



L’Église s’interdit de revenir sur les dogmes qu’elle a
proclamés et ne peut donc faire autrement, aujourd’hui, que de
continuer à affirmer, comme « vérités essentielles de la foi », le caractère historique du péché d’Adam et le rachat de ce péché par le supplice du Christ. Ces dogmes sont donc répétés dans la dernière version du Catéchisme de l’Église catholique,
publié par le Vatican en 1997 (éd. française en 1998 aux éd. du Cerf).
L’Église reconnaît toutefois le caractère irrationnel de ses
explications : « La permission divine de l’activité diabolique est un grand mystère » (Catéchisme, § 395), « La transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons comprendre pleinement » (§ 404).



G. Minois montre que, tout au long de l’histoire du
christianisme, des auteurs ont imaginé des interprétations symboliques
du récit biblique : par exemple Pélage au IVe siècle ou Lamenais au
XIXe. Ces conceptions ont été systématiquement refusées par l’Autorité
catholique et les protestants fondamentalistes. L’énoncé de ces
conceptions valait à leurs auteurs l’excommunication de l’Église et
autres sanctions (à commencer par Pélage, qui fut expulsé de Rome et
dont les biens furent confisqués).



À partir des années 1960, la question du péché originel
a suscité une profusion de spéculations théologiques, publiées parfois
dans un langage incompréhensible pour le commun des mortels. À titre
d’exemple, citons Louis Panier, professeur à la Faculté théologique de
Lyon, qui s’exprime en langage lacanien. Après avoir rappelé qu’il ne
sait pas ce qu’est le péché originel, mais que le texte biblique
contient « une vérité qui me concerne en tant que sujet », Panier réinterprète tous les éléments du récit. Par exemple, le fait que Dieu ait dit à Ève, en la chassant du paradis, « ton mari dominera sur toi » serait à entendre comme ceci : « Dieu
n’établit pas le pouvoir des hommes, il révèle à la femme la faille
“insue” où il sera question pour elle d’entendre l’altérité de la
parole. »
(Le Péché originel, éd. du Cerf, 1996, p. 96). Sa conclusion : « Le
péché originel concerne donc ce qui en chaque homme structure
l’humanité, pour autant que pour chaque “un” l’unicité est signifiée,
posée sous un signifiant qui se détache dans le réel (dans la chair du
monde), ce sur quoi s’établit cette humanité singulière. »
(p. 146). On en vient à se demander s’il faut embrasser la foi lacanienne pour conserver la foi dans le catholicisme.



L’ouvrage de Minois fait voyager à travers toute
l’histoire de la culture chrétienne. En effet, la doctrine du péché
originel a façonné l’image occidentale de l’homme. Elle a alimenté la
culpabilisation du plaisir sexuel (pour beaucoup de théologiens, Adam
et Ève ont commis le péché de la chair), mais aussi de la désobéissance
et même de la connaissance scientifique. Elle a justifié l’ordre social
(l’homme étant foncièrement incliné au mal, il faut de la violence pour
maintenir l’ordre) et la misogynie – Paul de Tarse (St Paul) a affirmé
que « ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression ».
Le péché originel n’a pas seulement occupé les théologiens, il a été
l’objet de réflexion pour de nombreux philosophes : Pascal, Leibniz,
Kant, Hegel… Au XVIIIe siècle, il est devenu la cible privilégiée des
rationalistes. Au XIXe, Adam sera « tué » par le darwinisme. Les
chrétiens qui accepteront la théorie de l’évolution en maintenant
l’Adam historique devront se livrer à des contorsions intellectuelles
qui aboutiront à la doctrine actuelle de l’Église : le corps est « tiré
d’une matière déjà existante et vivante », mais chaque « âme » est
créée par Dieu.



Minois consacre le dernier chapitre du livre aux
progrès de la biologie et de la médecine, nouveaux « arbres de la
connaissance ». Pour bon nombre de croyants, il y a là des risques de
désobéissance à Dieu tout à fait comparable à celle d’Adam et Ève. On
peut dès lors se demander si des représentants de religions, qui ont
imposé des règles absurdes, ont leur place dans les comités d’éthique.



La principale parade à l’ouvrage de Minois est joliment formulée par un théologien catholique dans la revue Esprit & Vie (2003, n° 81) : « Disons
d’emblée qu’un théologien rigoureux ne peut pas s’y retrouver, car G.
Minois ne montre pas qu’il possède une intelligence spécifiquement
théologique du thème qu’il aborde. »
L’objection est exactement
celle que des psychanalystes font à ceux qui critiquent les dogmes
freudiens. Lorsqu’en 1929, Georges Politzer critiqua la psychanalyse,
Hesnard écrivit : « M. Politzer juge ici,
manifestement, notre mouvement psychanalytique en homme du monde, en
théoricien, en lecteur, quelle que soit sa perspicacité psychologique.
Il n’y participe pas, n’étant pas praticien ni directement observateur,
— comme, hélas, tous les critiques de la psychanalyse. [1] »
(je souligne tous).




[1] G. Politzer, G. (1969) Ecrits 2. Les fondements de la psychologie. Textes réunis par J. Debouzy. Ed. Sociales, P. 215.


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