Lefigaro.fr : que sont les licences Creative Commons et quelle philosophie du savoir et de la culture est à ses racines ?
Joi Ito : Creative Commons est une organisation à but non
lucratif qui propose des licences-type d'utilisation de contenus, qu'il
s'agisse de musique, de littérature ou de recherche scientifique.
Actuellement, vous avez deux régimes légaux, le copyright et le domaine
public. Creative Commons permet au créateur de se placer où il veut entre ces deux extrêmes,
en attribuant à sa création des permissions et des restrictions sur la
modification de son œuvre, son utilisation commerciale ou son
attribution.
Nous sommes partis du constat qu'il n'a jamais été aussi facile de
partager d'un point de vue technique, mais que c'est toujours
extrêmement compliqué d'un point de vue légal. Il s'agit donc de créer
un standard juridique ouvert, car les standards sont la clé du succès
sur le web.
Concrètement, imaginons que je sois photographe. Que m'apporte de placer mes clichés sous une licence Creative Commons ?
Quand vous mettez des photos en ligne, des gens de tous horizons
veulent les réutiliser pour des usages très différents. A chaque fois,
ils doivent vous contacter pour vous demander une permission, ce qui
peut prendre beaucoup de temps. Une licence CC vous permettra
d'indiquer clairement que vous autorisez par exemple l'usage de vos
photos pour des motifs non commerciaux, en citant votre nom. De cette
façon, les blogueurs pourront les utiliser, et vous récupérerez du
trafic et de la notoriété grâce à eux, mais si une entreprise veut se
servir de la photo pour une pub, elle devra vous payer. Cela dit, le
trafic n'est qu'une des raisons pour laquelle les gens veulent partager
ou combiner des contenus. Pour nos Science Commons, ce sont des
scientifiques qui souhaitent mettre en commun des bases de données de
connaissances, et les problématiques sont différentes. (pour plus
d'exemples concrets, voir les bande-dessinées explicatives ici)
2008 a été une belle année pour Creative Commons, avec des
initiatives de Nine Inch Nails ou Radiohead, ou encore Barack Obama qui
a passé tout son site change.gov sous licence CC.
C'est certain, cela donne un beau coup de projecteur. Cela dit, la
grande majorité des gens ne comprennent rien au régime du copyright.
Donc, oui, le public commence à mieux nous connaître, mais il faudra encore du temps pour qu'il appréhende vraiment l'outil et l'utilise à grande échelle.
Barack Obama et, dans sa roue, le président bulgare, utilisent
désormais Creative Commons sur leurs sites officiels. Pensez-vous être
un facteur de transparence politique ?
Indirectement, peut-être. Car pour l'heure, si vous voulez faire un
documentaire sur George W. Bush, vous devez vous adresser aux grands
médias, qui vous refuseront la plupart du temps l'autorisation
d'utiliser leurs images. Je pense et j'espère que les autres gouvernements y viendront aussi.
Justement, vous avez rencontré hier le cabinet de la ministre de la Culture Christine Albanel. La France connaît un intense débat sur une loi nommée Création et Internet. Que vous êtes-vous dit ?
Comme avec tous les responsables que je rencontre, j'ai présenté
Creative Commons comme une infrastructure neutre plutôt que comme un
choix politique. Beaucoup de nos interlocuteurs pensent que nous sommes
anti-business, anti-entreprise et marqués à gauche. Nous leur répétons
donc d'abord que nous n'essayons pas de changer les lois, et nous n'avons aucun objectif politique.
Cela dit, la loi qui est actuellement en débat touche directement
votre domaine, qui est la culture et son partage sur internet. La loi
propose de couper les abonnements des gens qui téléchargent
illégalement, qu'en pensez-vous ?
Je ne peux exprimer aucune prise de position en tant que PDG de
Creative Commons. Maintenant, à titre tout à fait personnel et de ce
que j'en sais, je pense qu'il s'agit avant tout d'une démonstration à
l'intention des entreprises, pour montrer que le gouvernement est là et
s'en occupe. Telle que je l'ai compris, votre loi peut être un outil de
prévention et de négociation, mais ce genre de loi coûte souvent très
cher à mettre en œuvre pour un effet souvent négligeable. Donc si
j'étais au gouvernement, je dirais « ok, pourquoi pas, mais quelles
initiatives les entreprises vont-elles prendre en échange ? » Ce peut
être des plateformes de téléchargement uniques, ou des abonnements où
vous payez 5 euros par mois pour télécharger à volonté. De nombreuses
options existent, mais quoi qu'il en soit, ce sujet est avant tout une question d'équilibre.
Beaucoup d'internautes disent être d'accord pour payer les artistes
mais pas les intermédiaires qui, à leurs yeux, ne sont plus légitimes
puisque le support physique a disparu, et que les vecteurs de promotion
ont changé...
Je comprends que les intermédiaires essayent de protéger leur
gagne-pain. Mais aujourd'hui, avec la dématérialisation, le problème de
la distribution est réglé et les marges descendent. Nous sommes en train de passer d'une économie de la distribution (delivery) à une économie de la découverte (discovery).
Le problème ne se pose d'ailleurs pas que pour la musique : les médias
ou encore le monde des transactions financières sont touchés. A mes
yeux, nous continuerons à payer pour la culture, mais nous ne payerons
plus les mêmes personnes, et le partage entre les différents acteurs ne
sera plus le même. Car il y aura toujours besoin de producteurs,
d'éditeurs, de journalistes. Mais peut-être que bientôt, le producteur
sera engagé par l'artiste lui-même, et non plus par la maison de
disque. Les entreprises doivent donc se préparer à ces bouleversements, car le temps où l'on construisait des pyramides est fini.
Vous prônez une culture libre et participative, nourrie par les
combinaisons et le remix. Comment voyez-vous la culture populaire dans
dix ans ?
En observant la jeunesse japonaise, j'ai constaté qu'elle a changé ses
habitudes de consommations ces dernières années. Du CD, ils sont passés
au jeu vidéo puis au karaoké, et enfin au SMS. Et donc de la simple
consommation à la participation et enfin à l'expression. Dans dix ans, ce ne sera plus la consommation qui créera la joie, mais l'expression.
Cela dit, tout le monde ne lit pas le dernier livre gratuit de Cory Doctorow sur son iPod. Ces changements sont encore très discrets...
Oui, et c'est avant tout une question de génération. Je crois que les
plus âgés ne changeront pas tant que ça, et que ces mutations se feront
très progressivement.
Sur Myspace ou certaines plates-formes de VOD, on découvre des films
ou chansons gratuitement, grâce à une entreprise sponsor. C'est le
retour du Moyen-Âge, dans lequel un puissant seigneur parrainait un
troubadour ?
Je crois que c'est un bon modèle. En Asie, on considère les feux
d'artifices comme un vrai spectacle culturel. Mais qui fait payer un
ticket pour voir un feu d'artifice ? Personne ! Ce sont des entreprises
qui sponsorisent le spectacle. Alors pourquoi pas pour les concerts où
les autres modèles culturels ? Cela dit, l'idée de devenir multimillionnaire par la grâce d'une seule chanson m'a toujours paru un peu folle. C'est somme toute assez récent et je pense que ça va changer.
Joi Ito : Creative Commons est une organisation à but non
lucratif qui propose des licences-type d'utilisation de contenus, qu'il
s'agisse de musique, de littérature ou de recherche scientifique.
Actuellement, vous avez deux régimes légaux, le copyright et le domaine
public. Creative Commons permet au créateur de se placer où il veut entre ces deux extrêmes,
en attribuant à sa création des permissions et des restrictions sur la
modification de son œuvre, son utilisation commerciale ou son
attribution.
Nous sommes partis du constat qu'il n'a jamais été aussi facile de
partager d'un point de vue technique, mais que c'est toujours
extrêmement compliqué d'un point de vue légal. Il s'agit donc de créer
un standard juridique ouvert, car les standards sont la clé du succès
sur le web.
Concrètement, imaginons que je sois photographe. Que m'apporte de placer mes clichés sous une licence Creative Commons ?
Quand vous mettez des photos en ligne, des gens de tous horizons
veulent les réutiliser pour des usages très différents. A chaque fois,
ils doivent vous contacter pour vous demander une permission, ce qui
peut prendre beaucoup de temps. Une licence CC vous permettra
d'indiquer clairement que vous autorisez par exemple l'usage de vos
photos pour des motifs non commerciaux, en citant votre nom. De cette
façon, les blogueurs pourront les utiliser, et vous récupérerez du
trafic et de la notoriété grâce à eux, mais si une entreprise veut se
servir de la photo pour une pub, elle devra vous payer. Cela dit, le
trafic n'est qu'une des raisons pour laquelle les gens veulent partager
ou combiner des contenus. Pour nos Science Commons, ce sont des
scientifiques qui souhaitent mettre en commun des bases de données de
connaissances, et les problématiques sont différentes. (pour plus
d'exemples concrets, voir les bande-dessinées explicatives ici)
2008 a été une belle année pour Creative Commons, avec des
initiatives de Nine Inch Nails ou Radiohead, ou encore Barack Obama qui
a passé tout son site change.gov sous licence CC.
C'est certain, cela donne un beau coup de projecteur. Cela dit, la
grande majorité des gens ne comprennent rien au régime du copyright.
Donc, oui, le public commence à mieux nous connaître, mais il faudra encore du temps pour qu'il appréhende vraiment l'outil et l'utilise à grande échelle.
Barack Obama et, dans sa roue, le président bulgare, utilisent
désormais Creative Commons sur leurs sites officiels. Pensez-vous être
un facteur de transparence politique ?
Indirectement, peut-être. Car pour l'heure, si vous voulez faire un
documentaire sur George W. Bush, vous devez vous adresser aux grands
médias, qui vous refuseront la plupart du temps l'autorisation
d'utiliser leurs images. Je pense et j'espère que les autres gouvernements y viendront aussi.
Justement, vous avez rencontré hier le cabinet de la ministre de la Culture Christine Albanel. La France connaît un intense débat sur une loi nommée Création et Internet. Que vous êtes-vous dit ?
Comme avec tous les responsables que je rencontre, j'ai présenté
Creative Commons comme une infrastructure neutre plutôt que comme un
choix politique. Beaucoup de nos interlocuteurs pensent que nous sommes
anti-business, anti-entreprise et marqués à gauche. Nous leur répétons
donc d'abord que nous n'essayons pas de changer les lois, et nous n'avons aucun objectif politique.
Cela dit, la loi qui est actuellement en débat touche directement
votre domaine, qui est la culture et son partage sur internet. La loi
propose de couper les abonnements des gens qui téléchargent
illégalement, qu'en pensez-vous ?
Je ne peux exprimer aucune prise de position en tant que PDG de
Creative Commons. Maintenant, à titre tout à fait personnel et de ce
que j'en sais, je pense qu'il s'agit avant tout d'une démonstration à
l'intention des entreprises, pour montrer que le gouvernement est là et
s'en occupe. Telle que je l'ai compris, votre loi peut être un outil de
prévention et de négociation, mais ce genre de loi coûte souvent très
cher à mettre en œuvre pour un effet souvent négligeable. Donc si
j'étais au gouvernement, je dirais « ok, pourquoi pas, mais quelles
initiatives les entreprises vont-elles prendre en échange ? » Ce peut
être des plateformes de téléchargement uniques, ou des abonnements où
vous payez 5 euros par mois pour télécharger à volonté. De nombreuses
options existent, mais quoi qu'il en soit, ce sujet est avant tout une question d'équilibre.
Beaucoup d'internautes disent être d'accord pour payer les artistes
mais pas les intermédiaires qui, à leurs yeux, ne sont plus légitimes
puisque le support physique a disparu, et que les vecteurs de promotion
ont changé...
Je comprends que les intermédiaires essayent de protéger leur
gagne-pain. Mais aujourd'hui, avec la dématérialisation, le problème de
la distribution est réglé et les marges descendent. Nous sommes en train de passer d'une économie de la distribution (delivery) à une économie de la découverte (discovery).
Le problème ne se pose d'ailleurs pas que pour la musique : les médias
ou encore le monde des transactions financières sont touchés. A mes
yeux, nous continuerons à payer pour la culture, mais nous ne payerons
plus les mêmes personnes, et le partage entre les différents acteurs ne
sera plus le même. Car il y aura toujours besoin de producteurs,
d'éditeurs, de journalistes. Mais peut-être que bientôt, le producteur
sera engagé par l'artiste lui-même, et non plus par la maison de
disque. Les entreprises doivent donc se préparer à ces bouleversements, car le temps où l'on construisait des pyramides est fini.
Vous prônez une culture libre et participative, nourrie par les
combinaisons et le remix. Comment voyez-vous la culture populaire dans
dix ans ?
En observant la jeunesse japonaise, j'ai constaté qu'elle a changé ses
habitudes de consommations ces dernières années. Du CD, ils sont passés
au jeu vidéo puis au karaoké, et enfin au SMS. Et donc de la simple
consommation à la participation et enfin à l'expression. Dans dix ans, ce ne sera plus la consommation qui créera la joie, mais l'expression.
Cela dit, tout le monde ne lit pas le dernier livre gratuit de Cory Doctorow sur son iPod. Ces changements sont encore très discrets...
Oui, et c'est avant tout une question de génération. Je crois que les
plus âgés ne changeront pas tant que ça, et que ces mutations se feront
très progressivement.
Sur Myspace ou certaines plates-formes de VOD, on découvre des films
ou chansons gratuitement, grâce à une entreprise sponsor. C'est le
retour du Moyen-Âge, dans lequel un puissant seigneur parrainait un
troubadour ?
Je crois que c'est un bon modèle. En Asie, on considère les feux
d'artifices comme un vrai spectacle culturel. Mais qui fait payer un
ticket pour voir un feu d'artifice ? Personne ! Ce sont des entreprises
qui sponsorisent le spectacle. Alors pourquoi pas pour les concerts où
les autres modèles culturels ? Cela dit, l'idée de devenir multimillionnaire par la grâce d'une seule chanson m'a toujours paru un peu folle. C'est somme toute assez récent et je pense que ça va changer.
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