jeudi 2 octobre 2008

le monde quantique



« Personne ne comprend vraiment la physique quantique. » Près de quatre-vingts ans après l'invention de la théorie quantique par Heisenberg, Bohr, Schrödinger – pour ne citer qu'eux –, cette phrase de Richard Feynman (Prix Nobel de physique en 1965) poursuit encore les physiciens. La théorie quantique a beau se targuer d'une description prédictive des phénomènes qui se passent à l'échelle atomique ainsi que des multiples applications qu'elle a entraînées (laser, semi-conducteurs, résonance magnétique nucléaire…), personne ne peut prétendre aujourd'hui la comprendre. En réalité, c'est une question précise qui turlupine les chercheurs : pourquoi le monde dans lequel nous vivons n'est-il pas quantique ? En d'autres termes, pourquoi les objets que nous utilisons, et même les êtres vivants, ne se comportent-ils pas comme les atomes, électrons ou autres particules élémentaires dont ils sont constitués ? C'est un paradoxe profond de la théorie quantique. Car, comme l'explique Alain Aspect, chercheur au Laboratoire Charles Fabry de l'Institut d'optique1, « dans le formalisme quantique, rien n'interdit a priori que nous puissions agir comme ces objets microscopiques ». C'est-à-dire par exemple nous trouver à deux endroits différents en même temps. Ce que peut faire un électron. Celui-ci ne se localise pas vraiment ici ou là autour du noyau de l'atome mais à plusieurs endroits à la fois. Les physiciens disent qu'il est dans une superposition d'états : avant toute mesure, ils doivent considérer que l'électron est simultanément dans toutes les positions possibles et va à toutes les vitesses possibles.

Les équations de la théorie quantique permettent de savoir quelle est la probabilité de détecter l'électron pour chaque position et pour chaque vitesse. C'est ce qui a fait dire aux fondateurs de cette science, Bohr et Heisenberg, que les propriétés de l'électron (sa vitesse, sa position…) ou d'autres particules quantiques n'existent pas en dehors de leur mesure par un instrument de détection. Ainsi, dans l'expérience célèbre des deux fentes, les photons, atomes et électrons se révèlent différents suivant ce qu'on leur fait subir : si on envoie des électrons à travers les deux fentes, des interférences vont apparaître sur un écran placé derrière, signe que les particules se comportent comme une onde et donc qu'elles sont passées par les deux fentes à la fois. Si on cherche ensuite à savoir par quelle fente passe un électron en éclairant seulement l'une des deux, les interférences disparaissent. L'électron a été détecté en tant que particule sur cette fente et, en ce sens, n'est plus une onde. Selon Bohr donc, les probabilités ne traduisaient pas un manque de précision des mesures mais bel et bien le fait qu'il fallait renoncer à une description complète de la particule.



Pour quelles dimensions bascule-t-on dans le monde quantique ? Afin d'y répondre, les physiciens manipulent atomes et photons un à un, grâce à des lasers infrarouges, comme ici, au laboratoire Kastler Brossel.

© X.Pierre/CNRS Photothèque

Einstein et Schrödinger ne pouvaient pas se faire à cette idée. Ce dernier a alors imaginé en pensée la fameuse expérience du chat enfermé dans une boîte. Une fiole de poison est reliée à un mécanisme dépendant d'un atome radioactif. Selon la théorie quantique, l'atome a 50 % de chances de se désintégrer et 50 % de rester tel quel. Tout conduit donc à penser que le chat a 50 % de risques de mourir et 50 % de chances de rester en vie : il est dans une superposition d'états, à la fois vivant et mort. Et si on ouvre la boîte pour voir ce qu'il en est, il sera forcément vivant ou mort puisqu'on fait, si l'on peut dire, une mesure de son état. Posée sous forme de boutade pour essayer de montrer le paradoxe auquel mène la théorie quantique, l'image du chat hante encore les esprits des physiciens, car elle pose la question de cette limite entre deux mondes, le monde classique, où les propriétés des objets sont bien définies, et le monde quantique, où elles sont définies par des superpositions d'états.

Un concept énoncé dans les années quatre-vingt entend apporter une réponse à cette question. Les physiciens le nomment la décohérence. Il explique que plus un objet est gros, et donc composé d'une multitude de particules quantiques, plus vite son environnement risque de le perturber (un simple choc avec un atome de l'air, de la lumière, de la chaleur…). Ce qui n'est pas le cas d'une seule particule, qui est suffisamment petite pour rester insensible (sur un temps relativement long en tout cas) au milieu extérieur. L'environnement agit en quelque sorte en permanence comme un instrument de mesure qui fait basculer l'objet du côté classique. Une molécule un tant soit peu compliquée n'est déjà plus quantique, alors on imagine aisément qu'un chat ne puisse pas l'être. Aussi séduisante soit-elle, la décohérence ne dit rien sur la taille maximale qu'un ensemble de particules peut avoir tout en restant quantique. Autrement dit, à quelle échelle se trouve la frontière entre les deux mondes ? « C'est précisément ce que l'on cherche à établir », indique Serge Haroche, chercheur au Laboratoire Kastler Brossel2. D'où les expériences récentes qu'il a menées avec son équipe de recherche. Elles consistent à enfermer des photons dans une cavité et à les mettre tous dans une superposition d'états grâce à un atome. Quand les photons s'échappent de la cavité, ils cessent d'avoir un tel comportement. Pour les chercheurs, c'est une observation directe de la décohérence, qui semble être en accord avec la théorie. « La décohérence n'est donc pas un phénomène fondamental, affirme Philippe Grangier, du Laboratoire Charles Fabry de l'Institut d'optique. Rien n'interdirait au chat, ou plutôt à un système physique convenablement conçu, d'être vivant et mort à la fois s'il n'y avait pas d'environnement. » C'est en tout cas l'avis de la majorité des chercheurs3. Et ce qui leur fait dire qu'il est possible de lutter contre la décohérence. « Même s'il faut renoncer à l'espoir de la faire totalement disparaître, on essaye de comprendre à quel moment elle apparaît et comment on peut réussir à la rendre aussi faible que possible », ajoute Serge Haroche, qui mène des expériences à des températures très basses pour contrecarrer l'agitation des atomes. Aujourd'hui, le record est de quelques photons maintenus cohérents (c'est-à-dire dans une dizaine d'états superposés) pendant quelques dizaines de microsecondes. « Ce que l'on cherche à obtenir, c'est en somme un chat de Schrödinger », commente Philippe Grangier. Mais pour le moment, ce serait plutôt un chaton !

Les chercheurs se prennent alors à rêver – en tout cas sur le papier – à des objets constitués


Boîtes quantiques à photons

© G.Patriarche/LPN
d'un nombre encore plus important d'unités de base quantiques : plusieurs milliers d'atomes, d'électrons ou encore de photons tous identiques et pouvant être manipulés tous ensemble, avec en ligne de mire le fameux ordinateur quantique (voir encadré infra). Son principe est simple : faire calculer toutes ces particules en parallèle. À la différence d'un ordinateur classique où chaque unité (bit, en anglais) peut avoir soit la valeur 0, soit la valeur 1, les bits d'un ordinateur quantique pourraient prendre les deux valeurs en même temps. Un calcul se ferait donc en théorie bien plus vite car toutes les combinaisons de 0 et de 1 seraient explorées simultanément. Problème : selon la théorie, plus le système est gros, plus la décohérence se fait vite. Si bien qu'aujourd'hui, malgré le nombre important de candidats potentiels, aucun ne semble être le bon « bit quantique ». « Sans oublier, précise Daniel Estève, du Service de physique de l'état condensé4, que les algorithmes de calcul quantique ne sont applicables encore que pour très peu d'opérations mathématiques5. » Alors, l'ordinateur quantique, un rêve inaccessible ? Difficile à dire. Mais peu importe : « L'étude de ces objets nous fera progresser de toute façon dans la connaissance du monde quantique et de sa frontière avec notre monde », estime Serge Haroche.

Julien Bourdet




La liste est longue des candidats possibles pour l'ordinateur quantique, parmi eux, les microcircuits supraconducteurs (photo), les boîtes quantiques à photons, les ions de calcium pris dans un faisceau laser...
Un ordinateur quantique, c'est tout simplement...

...une machine qui utiliserait la logique quantique : chaque unité de base (bit) qui la composerait pourrait être dans une superposition de deux états, à la fois 0 et 1. Réunis par milliers, on pourrait alors faire communiquer les bits quantiques entre eux et mener des calculs non plus l'un après l'autre comme pour un ordinateur classique mais tous en même temps. On obtiendrait alors le résultat, à la condition que tous les bits restent cohérents (dans une superposition de 0 et de 1) pendant toute la durée du calcul. Beaucoup plus facile à dire qu'à faire ! Et pour l'instant, un tel ordinateur n'est encore que théorique. Mais les gains de temps de calcul seraient si considérables que le jeu en vaut la chandelle. Un exemple : admettons que pour décomposer un nombre de 150 chiffres en ses facteurs premiers, un ordinateur classique comme un ordinateur quantique mettent quelques mois. Pour un nombre qui compte deux fois plus de chiffres, on a montré qu'en théorie, un ordinateur quantique mettrait deux ans, contre un million d'années pour son équivalent classique ! La vitesse augmenterait donc de manière exponentielle. Pour le moment, il s'agit encore de trouver quels sont les meilleurs candidats parmi les nombreux systèmes qui voient le jour dans les laboratoires. La première approche consiste à isoler des atomes, ions ou photons, pour les faire interagir. C'est celle qui a obtenu les meilleurs résultats pour le moment. Des chercheurs ont ainsi pu « faire parler » quatre photons entre eux. Et d'autres ont réussi à décomposer le chiffre 15 comme la multiplication de 5 par 3 en manipulant des noyaux atomiques par résonance magnétique. On est encore loin des calculs réalisés par nos ordinateurs, d'autant plus que ces techniques de piégeage de particules présentent un inconvénient de taille : l'appareillage à mettre en place est très lourd, car il faut travailler sous vide et à très basse température pour éviter au maximum les perturbations de l'environnement. Difficile donc d'imaginer les ordinateurs de demain fonctionnant dans de telles conditions.

Autre stratégie : les nanosciences. Le but est de réaliser des objets très petits (sources de photonsuniques, boîtes quantiques dans lesquelles est piégé un électron, circuits supraconducteurs…) et de les relier entre eux. « Chacun de ces objets nanométriques peut être vu comme un atome artificiel », commente Isabelle Philip, du Laboratoire de photonique et de nanostructures1. Pour l'instant, les capacités de ces circuits sont encore loin de celles des particules isolées, et aucun n'est susceptible d'aboutir à la fabrication d'un processeur quantique. « Leurs dimensions sont bien supérieures à celle d'un atome. Ils sont donc très sensibles à la moindre perturbation et perdent alors vite leur cohérence », explique Gérald Bastard, chercheur au Laboratoire Pierre Aigrain de l'ENS2. Mais l'avantage est qu'ils peuvent être connectés plus facilement entre eux que des particules quantiques. De quoi sera donc fait l'ordinateur de demain ? Les physiciens parviendront-ils à améliorer les candidats qui existent déjà ? En créeront-ils de nouveaux qui soient meilleurs ? Laissons à la recherche le temps d'apporter la réponse.

J. B.

1. Unité de recherche CNRS.

2. Laboratoire CNRS / ENS / Universités Paris 6 et 7.



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