vendredi 12 février 2010

Néandertal le gros taré?

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L'homme de Néandertal était-il vraiment cet être un peu taré, incapable de maîtriser le feu et tout juste bon à fabriquer gauchement des outils de pierre ? Était-il ce chasseur compensant par la force brute ses faibles qualités de stratège et qui errait à la recherche de proies vulnérables pour assurer sa subsistance ? Était-il cet être humain dont l'intelligence très limitée lui interdisait toute organisation sociale, toute expression artistique et toute innovation technologique, le condamnant ainsi à disparaître, il y a environ 36 000 ans, devant la poussée de l'homme moderne ?



S'il n'en tient qu'à l'archéologue Serge Lebel, de l'Université du Québec à Montréal, il semble qu'il faudra bientôt réviser en bonne partie ce jugement sévère et cette vision caricaturale de ce lointain cousin de l'homme moderne. Depuis une dizaine d'années, l'archéologue québécois dirige en effet une équipe internationale qui effectue des fouilles dans le vaste abri sous roche du Bau de l'Aubésier, situé en Haute-Provence, dans le Sud-Est de la France. "Nous y avons découvert un site d'une richesse archéologique incomparable sur les Néandertaliens, un site unique au monde, qui nous a livré jusqu'ici plus de 250 000 pièces archéologiques", lance le chercheur, avec enthousiasme.
Le site du Bau de l'Aubésier a jusqu'ici révélé sept niveaux d'occupation humaine successive comprise entre au moins 200 000 ans et 40 000 ans avant aujourd'hui. Cette séquence chronologique englobe toute la période connue de l'occupation de l'Europe par les Néandertaliens (Homo sapiens neanderthalensis), incluant, au départ, la transition avec les hommes archaïques (Homo erectus) et, dans sa partie plus récente, celle avec l'homme moderne (Homo sapiens sapiens). En fait, la mise à jour des vestiges du Bau de l'Aubésier ouvre une grande fenêtre par laquelle Serge Lebel pourrait bien s'envoler vers le temple de la renommée de la paléoanthropologie !
Mais, comme tout archéologue sérieux, Serge Lebel contient son enthousiasme (parfois difficilement !) et reste prudent. "Il faudra d'abord dater le plus précisément possible les niveaux d'occupation humaine que nous avons dégagés et ensuite comparer les données avec d'autres sites de Néandertaliens en Europe et au Proche-Orient. Le Bau de l'Aubésier ne permettra sûrement pas de répondre à toutes les questions que l'on se pose sur les hommes de Néandertal, mais il permettra sans doute de préciser davantage les hypothèses de travail et les théories qui guident les archéologues dans leurs fouilles."

Un Néandertalien pas si bête !
Pour les néophytes, outils de pierre, os taillés et vestiges de feu peuvent sembler babioles et anecdotes sans grande envergure. Mais, pour les paléoanthropologues, il s'agit de précieux indices qui permettent de mieux comprendre l'évolution de l'Homme. Même en demeurant prudent et rigoureux, l'archéologue peut se permettre d'annoncer les couleurs d'une remise en question importante de notre connaissance des Néandertaliens.
"Nous avons trouvé des emplacements de foyer qui laissent croire que les Néandertaliens maîtrisaient bien le feu, précise Serge Lebel. Les outils de pierre exhumés sont aussi visiblement le fruit d'une technique de taille relativement avancée, qui se caractérise par le souci d'utiliser le matériau de façon optimale. Nous avons même découvert des ossements d'animaux qui portent des marques de façonnage, alors que l'on croyait que les Néandertaliens ne travaillaient que la pierre. D'après les vestiges animaux, nous pouvons également avancer l'hypothèse que Néandertal s'attaquait à des mammifères tels que l'aurochs, le cheval et le rhinocéros des prairies. Il devait être un chasseur habile et organisé. D'ailleurs, dans ses niveaux d'occupation les plus anciens, le site est empreint d'un sens avancé de l'organisation de l'espace. Autant d'indices que l'homme de Néandertal était plus évolué techniquement et socialement qu'on le croyait."






L'abri sous roche du Bau de l'Aubésier (Vaucluse, France) a été fréquenté à plusieurs reprises par les Néandertaliens. L'âge des plus anciennes occupations humaines remonte à plus de 60 000 ans.

Trapu (environ 1,65 m), l'homme de Néandertal était doté d'une ossature robuste et d'une musculature puissante. Actuellement, les paléoanthropologues le classent dans une sous-espèce, qui aurait évolué parallèlement à la nôtre. Malgré son apparence rustre, les Néandertaliens ont tout de même été les premiers dans l'histoire de l'humanité à inhumer leurs morts. "Le fait sépulcral est l'expression d'une pensée réfléchie, souligne Serge Lebel. Il s'accompagne de gestes dont la signification complète échappe pour le moment aux préhistoriens."
Il faut comprendre que, jusqu'ici, les vestiges exhumés dans plusieurs sites laissaient croire que l'homme de Néandertal et l'homme moderne vivaient dans des mondes très différents. "Généralement, explique Serge Lebel, les sites néandertaliens sont relativement pauvres en vestiges. Par exemple, on n'y trouve que de petits foyers posés sur le sol, qui supposent que les Néandertaliens utilisaient le feu de façon restreinte et qu'ils organisaient relativement leur espace et leur habitat. Bref, les vestiges abandonnés par les Néandertaliens sont un peu déroutants pour les archéologues." La richesse du Bau de l'Aubésier est donc comme une manne tombée du ciel. Ou plutôt une petite mine d'or qui a exigé des efforts particuliers aux fouilleurs...

Percer les préjugés avant la muraille...
"Lorsque j'ai commencé à travailler dans la Haute-Provence, raconte Serge Lebel, je m'intéressais à la période de transition entre l'homme de Néandertal et l'homme moderne, soit entre 40 000 et 35 000 ans avant aujourd'hui. Je connaissais le potentiel en grottes et en abris sous roche de cette région relativement peu étudiée par les préhistoriens français. Je savais aussi que des fouilles sommaires, effectuées au Bau de l'Aubésier entre 1901 et 1904, suggéraient que la partie supérieure du site datait de cette période. C'est à partir de ces éléments et de quelques autres que j'ai fait une première demande de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada."


Le travail au laboratoire ; marquage des pièces archéologiques.

Mais la chose n'allait pas de soi dans le vieux continent. Quoi ! Un Québécois prenant la direction d'un projet de fouilles archéologiques en France ? Serge Lebel a donc dû jouer un peu du coude et demander une intervention diplomatique pour obtenir la direction du projet qui nécessite aujourd'hui la collaboration de 15 chercheurs du Canada, des États-Unis, de l'Allemagne et de la France. "Il faut dire aussi que j'avais l'appui de plusieurs chercheurs français qui me connaissaient bien, puisque j'ai aussi étudié en France, en plus de travailler dans plusieurs chantiers de fouilles sur le continent."
L'archéologue québécois n'était pas au bout de ses peines. Il lui fallait percer la muraille du Bau de l'Aubésier. Cet abri sous roche est en effet difficile d'accès pour les archéologues qui doivent trimbaler un équipement relativement lourd. Accroché à une paroi, l'abri surplombe une gorge assez profonde. Tout le matériel doit être descendu avec des treuils. Mais ce n'est pas tout ! Le site est aussi couvert d'une carapace de brèche, un conglomérat de débris rocheux provenant de l'érosion de la paroi, liés par une sorte de ciment naturel. L'amalgame est aussi dur que du béton ! Les archéologues troquent alors le petit balai caractéristique des fouilles archéologiques pour le marteau piqueur pneumatique et les explosifs ! "Nous utilisons un explosif non-percutant, de fabrication japonaise, qui exerce une pression horizontale sans comprimer les couches inférieures", explique Serge Lebel. Pour le travail de précision, les outils du dentiste conviennent très bien !
Toutefois, la brèche n'a pas que des inconvénients. En fait, par un heureux hasard, elle a enclavé les niveaux d'occupation en exerçant une pression sur les parois de l'abri sous roche plutôt que sur les couches inférieures. Elle est donc responsable de la conservation exceptionnelle des couches archéologiques. "Mais elle aurait aussi pu interdire toute fouille sur le site, remarque Serge Lebel. Au départ, c'était un grand pari." Ayant remporté son pari, Serge Lebel a décroché par la suite des subventions totalisant 430 000 $ du CRSH, dont 120 000 $ pour la période 1998-2001. À cette somme s'ajoutent les contributions de plusieurs organismes tels que le ministère de la Culture et de la Communication de France, le Conseil Général de Vaucluse, l'UQAM, l'Office franco-québécois pour la jeunesse, les Caisses d'épargne du Sud-Est de la France, etc.

Maître du feu ?
À la fin du premier été de fouilles exploratoires, en 1978, Serge Lebel a découvert dans les couches inférieures du site, c'est-à-dire les plus anciennes, des restes de rhinocéros et des outils taillés. "J'ai alors compris que nous étions en présence d'un site intéressant", se rappelle l'archéologue. L'année suivante, l'équipe repère des particules noires. Le résultat de l'analyse sera formel. Il s'agissait bien de charbon provenant d'un feu allumé par des humains. "J'ai alors commencé une intense activité de recherche qui a conduit à la mise au jour d'une aire de combustion bordée d'un emplacement où des humains avaient pratiqué plusieurs activités, dont la taille de la pierre, la fracturation des os pour en extraire la moelle et la découpe en filet de la viande. En dégageant de plus en plus le secteur, nous avons trouvé une concentration inespérée de foyers." Les chercheurs ont dégagé, entre autres, une couche de résidus de combustion d'une épaisseur d'environ 50 cm, qui remonte à 200 000 ans avant aujourd'hui. "Elle est unique au monde, souligne Serge Lebel. On supposait aussi que les foyers des Néandertaliens étaient de faible intensité. Or, nous savons que la température des feux que nous avons découverts a atteint entre 700oC et 800oC, ce qui suppose une meilleure maîtrise du feu que celle habituellement reconnue aux Néandertaliens. On ne sait pas s'ils produisaient eux-mêmes la flamme ou s'ils la transportaient avec un tisonnier alimenté par un feu naturel. Chose certaine, il s'agit de feux qui ont duré longtemps ou encore qui étaient répétitifs."



Discussion au laboratoire avec les stagiaires (cours sur la faune découverte).

L'une des aires de combustion, plus récente celle-là, atteint 50 m2. Du jamais vu ! "Il n'y a pas d'aires de combustion équivalentes dans d'autres sites néandertaliens, explique Serge Lebel. Elle témoigne d'une agrégation humaine importante au Bau de l'Aubésier ainsi que d'une occupation intense de l'abri." Ces couches noires, comme les appelle l'archéologue, contiennent parfois des pièces archéologiques tellement bien conservées qu'on dirait qu'elles viennent tout juste d'être laissées sur place. "Nous allons d'ailleurs effectuer des études biochimiques pour analyser les résidus qui se trouvent sur les tranchants de certains outils", ajoute Serge Lebel. C'est aussi dans ces couches que les archéologues ont découverts des pièces osseuses minéralisées portant des marques. "Comme il n'y a pas de trace de carnivores dans les restes animaux trouvés dans les mêmes couches, souligne l'archéologue, ces marques ne peuvent pas leur être attribuées. Il y a donc de fortes chances qu'elles soient d'origine humaine."

Un choc culturel moins grand ?
Mais pourquoi les Néandertaliens fréquentaient-ils cet abri sous roche ? "L'eau est sans doute un facteur important, explique Serge Lebel. À l'époque, la Nesque, le grand ruisseau qui coule aujourd'hui sur une distance d'environ 10 km au fond de la gorge, devait être plus importante et s'écouler pendant toute l'année. Nous pensons aussi que cette région était une sorte de refuge pendant les périodes plus froides, notamment lors de la dernière glaciation." De l'abri, les Néandertaliens avaient aussi une vue plongeante sur la gorge. Ils pouvaient ainsi surveiller leurs proies, qui semblaient nombreuses et variées à l'époque. "Dans les vestiges, précise l'archéologue, on trouve les traces de presque une dizaine d'espèces animales selon les époques, de grands mammifères tels que l'aurochs, le cheval, le thar, le bouquetin, le chamois, le mégacéros et le rhinocéros des prairies."
Les couches archéologiques recèlent aussi des chaînes de fabrication d'outils. Le matériau, le silex, y est transporté pour fin de transformation en outils. On y trouve aussi des outils fabriqués ailleurs. "Il semble bien qu'il y avait une certaine permanence dans l'occupation du site. Les courbes de mortalité des animaux semblent indiquer, bien que cela reste à confirmer, qu'il y avait une saisonnalité dans l'activité de chasse, ce qui signifierait que ce site était occupé de façon saisonnière pour une période de chasse intensive. Cela présuppose aussi une organisation plus serrée des déplacements. Nous sommes loin de la bande de rustres nomades."


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